par Michel Deltenre
Le propos de la présente contribution est d'attirer
l'attention du lecteur sur l'intérêt qu'il y a à consulter les documents d'époque
pour écrire correctement l'histoire. Nous nous baserons ainsi sur les
indications fournies par un registre passionnant conservé aux Archives
Départementales du Nord, à Lille, pour faire le récit de la fuite en France de
Guillaume de Melun, seigneur du Biez, à Wiers, après qu'un mandat d'arrêt ait
été décerné contre lui, le 18 mars 1634, par les autorités espagnoles, en
raison de son implication dans la conspiration des nobles «belges» contre le
régime des Habsbourg d'Espagne. En chemin, nous disqualifierons la version que
nous donne des faits « la
tradition qui a cours à Wiers», telle qu'elle nous est transmise par
l'historien local Jules RENARD.
C'est
en lisant le bel article qu'Auguste LEMAN a, en 1927, consacré à cette
conjuration, dans une publication de l'Université Catholique de Lille, que nous
avons pris connaissance de l'existence de ce registre - jusque là passé
inaperçu - dont l'auteur souhaitait faire apprécier l'importance aux
chercheurs. On trouvera les références du texte de LEMAN dans la bibliographie
qui clôture le présent travail. L'historien en question y évoque, en l'espace
d'environ deux pages (pp. 154-155), les circonstances dans lesquelles le
seigneur du Biez fut informé de la menace qui pesait sur lui ainsi que les
péripéties de son évasion. Les événements y sont magnifiquement résumés, mais
peut-être un peu trop. En tout cas, aussi succincte soit-elle, cette relation
très claire des faits nous a mis l'eau à la bouche et nous n'avons pas pu nous
empêcher d'aller consulter le registre original à Lille pour en savoir plus.
Ce registre, conservé aux Archives Départementales du Nord
sous la cote B 19501, contient les dépositions de tous ceux qui, du 13 octobre
1634 au 15 mars 1635, furent interrogés sur le complot avorté par les
conseillers fiscaux Antoine de Vulder, Gilles Stalins et Pierre Weyns. Il
s'agit d'une pièce importante du procès de notre illustre comploteur, instruit
devant le Grand Conseil de Malines, la juridiction suprême des Pays-Bas espagnols.
Parce qu 'il lui semblait particulièrement intéressant, ce document a été
extrait du dossier du procès par le collectionneur Louis Errembault, dont la
bibliothèque de curiosités fut intégrée par la suite, en 1695, sous
l'appellation de «Fonds Errembault», dans les archives de la Chambre des
Comptes de Lille. Ceci explique pourquoi il se trouve encore à l'heure actuelle
dans la capitale de la Flandre française. Compte tenu de son épaisseur (il se
compose d'une bonne centaine de folios!), nous n'avons pu que survoler ce
précieux registre, en concentrant notre attention sur ce qui concernait l'objet
précis de cet article. Nous espérons cependant pouvoir bientôt y revenir, pour
y puiser d'autres informations sur la psychologie, les mobiles et les ambitions
de Guillaume de Melun, sénéchal de Hainaut, prince d'Epinoy et seigneur du
Biez.
Au début du XVIIe siècle, le Conseil d 'Etat était le
dernier bastion de la noblesse d'épée dans les institutions centrales des Pays-Bas
espagnols. Partout ailleurs, la vieille aristocratie féodale et militaire était
remplacée par des fonctionnaires. Contrairement aux aristocrates, ces derniers
offraient en effet au gouvernement, qu'ils soient d'origine noble ou issus de
la roture, des garanties d' efficacité, de compétence, de docilité et de
loyauté.
Le
régime espagnol ne voyait pas d'un bon œil la présence de tout ce sang bleu au
sein de ce collège prestigieux qui avait pour attributions tant la défense et
la sécurité du territoire que les affaires de haute politique intérieure et
extérieure.
Aux particules, il préférait les
diplômes et aimait mieux y voir siéger des juristes.
Pour limiter la participation de la haute noblesse aux
affaires de l'Etat, une discrimination avait déjà été opérée parmi les membres
du conseil en question, sous le règne des Archiducs Albert et Isabelle, entre
les légistes, convoqués régulièrement, et les représentants de l'aristocratie
et du clergé, convoqués de façon épisodique.
Lorsqu'au décès de l'Archiduc Albert, en 1621, les Pays-Bas
catholiques firent retour à l'Espagne, et que l'Archiduchesse Isabelle en fut
nommée Gouvernante Générale, les conseillers nobles estimèrent que l'heure
avait sonné d'exiger d'être associés à nouveau au pouvoir et de revendiquer un
droit de regard dans les questions diplomatiques et militaires. Leurs
desiderata ne rencontrèrent cependant pas l'écho escompté: les réunions du
Conseil d'Etat s'espacèrent de plus en plus et ses activités se virent réduites
à l'expédition des affaires courantes. Dès 1623, toutes les affaires
importantes furent confiées à une commission dite «d'Etat et de guerre»
composée en majeure partie de conseillers et d'officiers espagnols. A
cette commission n'avaient accès, parmi les membres du conseil d'Etat, que les
seuls légistes, et encore moyennement certaines restrictions.
Si la tyrannie espagnole avait été bénéfique pour les
Pays-Bas catholiques, peut-être nos nobles ulcérés de se voir ainsi écartés du
pouvoir auraient-ils été capables de prendre sur eux et de ravaler leur
amertume, mais loin de donner au pays la paix et la prospérité, la mainmise de
Madrid lui apportait la guerre, la misère et, par-dessus le marché, le
déshonneur. Les récentes opérations militaires contre les Provinces-Unies
avaient tourné au désastre. La nation ployait sous le poids des impôts levés
pour financer l'armée. De partout montaient des cris de rage contre l'impéritie
et l'arrogance de certains responsables espagnols. C'est dans ce contexte
troublé qu'une coterie de hauts aristocrates conçut en l'an de grâce 1632 1e
projet de se soulever contre l'Espagne.
Il semble bien que les meneurs de la conspiration aient été
davantage guidés par leurs ambitions et leurs rancœurs personnelles que par
l'amour de la patrie et du bien commun. Le grand historien belge Henri PIRENNE
les juge sévèrement: «Ces épigones du Comte d'Egmont et du Comte de Homes,
estime-t-il, n'en étaient que la caricature. Gonflés d'orgueil nobiliaire et
pleins de morgue, ils méprisaient tout le monde en dehors de leur caste».
Le doyen de l'Eglise métropolitaine de Cambrai. François de
Carondelet, ourdit les premières trames du complot. Cet ecclésiastique aux
dents longues en voulait au gouvernement espagnol de ne pas lui avoir accordé
l'évêché de Saint-Omer qu'en toute modestie il estimait lui être dû en raison
des bons et loyaux services qu'à son sens il avait rendus à l'Espagne. Par
d'adroites intrigues, il gagna à son idée de révolte toute une série de grands
seigneurs unis dans la même haine de l'absolutisme espagnol. Guillaume de
Melun, prince d'Epinoy, sénéchal de Hainaut, chevalier de la Toison d'Or,
membre du Conseil d'Etat et, accessoirement, seigneur du Biez, à Wiers, fut
l'une des plus brillantes recrues du mouvement insurrectionnel. Cet éminent
conspirateur a laissé sa trace dans le gros village actuellement frontalier de
Wiers car c'est lui qui fit construire, de 1611 à 1630,1'avant-corps du château
du Biez, ou porte du donjon, qui existe encore de nos jours. Ce Prince était,
paraît-il, un homme pieux et charitable que les malheurs de sa famille avaient
rendu inquiet et renfermé. Son père Pierre de Melun avait en effet rallié le
parti de Guillaume d'Orange et du Duc d'Alençon contre le roi d'Espagne
Philippe II, ce qui lui avait valu la confiscation de ses biens et une
condamnation à mort par contumace. Décédé en exil en 1591, probablement au
château de Trye en Picardie après avoir obtenu dès l'année 1585 des lettres de
naturalisation, il laissa à sa femme Hyppolite de Montmorency la responsabilité
de cinq enfants en bas âge, dont Guillaume était l'aîné. Sully, le
tout-puissant ministre d'Henri IV, en prit en charge la tutelle en tant que
leur plus proche parent en France du côté paternel et intéressa le monarque
français à leur sort, ce qui explique que le Prince d'Epinoy reçut sa première
éducation à la résidence royale de Blois. Sous le règne des Archiducs, il
revint dans sa patrie et fut investi des charges occupées par son père.
Le Prince d'Epinoy avait adhéré à la conjuration pour une question
d'amour-propre froissé : il n'avait pas digéré d'avoir dû, au mois d'avril
1632, rendre à Charles-Albert de Longueval, comte de Bucquoy, la charge de
grand bailli de Hainaut qu'il avait exercée pendant la minorité de ce dernier.
Alors qu'il espérait, en compensation, être gratifié pour le moins du titre de
Grand d'Espagne, son congé lui fut signifié de la façon la plus cavalière et il
garda de cette rebuffade un ressentiment tenace à l'encontre du régime habsbourgeois. En fait, il était en disgrâce
à la Cour de Bruxelles parce qu'on lui reprochait d'avoir soutenu les Etats de
Hainaut dans leur attitude frondeuse à l'égard du pouvoir central et qu'on le
soupçonnait également de malversations dans l'exercice de sa charge. Son
confident David Boudart, seigneur de Ramicourt, rapporte que s'étant arrêté
dans une hôtellerie d'Esplechin, en Tournaisis, après avoir séjourné quelque
temps à Epinoy et à Carvin, en Artois, Guillaume de Melun lui avait fait part,
le 25 mai 1632, au cours d'une promenade digestive, «des extrêmes mescontentemens» qu'il éprouvait «de ce qu'on
luy avoit osté le gouvernement ou grand bailliage de Haynau». Il avait même
ajouté que «si jamais il pourroit rencontrer l'occasion, il s'en
revengeroit», au grand affolement de son interlocuteur qui, pour le détourner
de son sinistre dessein, «1uy dict qu'il se falloit conformer à
la volonté du Roy, qui devoit servir pour toute raison, et taschoit luy oster
de la pensée lesdits mescontentemens». Une autre fois, au château du
Biez, alors que les convives étaient sur le point de se mettre à table et de
dire le bénédicité, le Prince d'Epinoy s'éclipsa dans une galerie du manoir «pour aller
décharger son eau», autrement dit uriner. Là, il se confia en ces termes à
Boudart, venu également se soulager: «je ne scaurois prier Dieu! Je
me trouve tout troublé ! » En ce mois de juin 1632, il était donc
apparemment encore obsédé par l'affront qui lui avait été fait deux mois plus
tôt. Retournant avec son homme de confiance à la salle à manger, il marmonna
d'ailleurs entre ses dents : «Auparavant qu'on m'eût osté mon
gouvernement [= de grand bailli de Hainaut], je n 'ay
jamais voulu entendre à rien [= je n 'ai jamais voulu rien
comprendre]» et, sans rien dire de plus, il alla rejoindre ses invités. Il
reconnaissait ainsi implicitement avoir été approché par les séditieux alors
qu'il exerçait toujours la fonction de grand bailli de Hainaut: seulement, à
cette époque, il n'avait pas encore pris pleinement conscience de la
perniciosité de l'autocratie espagnole et il avait fallu attendre son éviction
brutale pour que ses yeux se dessilassent.
Le fait de tremper dans les machinations de François de
Carondelet n'allait pas aider le Prince d'Epinoy à se sentir mieux dans sa peau
à Bruxelles. Manifestement, sa déloyauté se lisait sur son visage et on se
méfiait de lui. Convié par la Gouvernante à se rendre dans la capitale des
Pays-Bas pour y assister à une séance du Conseil d'Etat, il avait d'abord
décidé de décliner l'invitation et avait d'ailleurs jeté sur le papier un projet
de réponse dans ce sens, dans lequel il expliquait à l'Infante Isabelle que,
vu qu' on lui avait retiré sa charge de grand bailli de Hainaut, «il ne désiroit
al1er plus en Cour ». Devant l'insistance du doyen de la
cathédrale de Cambrai qui le poussait à accepter l'invitation et à «faire bonne
mine à ladite assemblée» afin de ne pas éveiller les soupçons, il partit tout de
même bon gré mal gré pour Bruxelles le 3 juillet 1632, mais il dut prendre
énormément sur lui pour y rester tant l'ambiance de la Cour lui était devenue
intolérable. De la capitale des «Flandres», il envoya force missives à Wiers à
l'attention de son épouse et de son confident Boudart qui logeait alors au
Biez, «se plaignant de son seiour en Cour, que ce luy estoit un martyre
dy estre, qu'on avoit tout plein d'ombrages et soubçons de luy et qu'il ne
pouvoit vivre de la sorte». S'il s'efforçait de supporter
stoïquement cette épreuve, c'était par amour de sa famille: «si ce n'estoit
en considération de sa femme et enfans, il se retireroit». La Princesse
d'Epinoy, à la lecture de ce courrier pathétique, «ne fit que pleurer» tandis
que Boudart s'empressait d'adresser une lettre au Prince pour «luy persuader
tousiours de continuer sa résidence en Cour et entrevenir à I’assemblée du
Conseil d'Estat», en espérant secrètement que « le temps
osteroit audit Prince les pensées sinistres qu'il recognoissoit en luy».
Le Prince d'Epinoy était un ennemi redoutable pour le
régime espagnol. Issu de la maison de Melun, l'une des plus belles anciennes et
des plus illustres du pays, il avait accru son prestige et sa puissance en
épousant en secondes noces Ernestine-Claire-Eugénie d'Arenberg qui appartenait
également à l'une des familles les plus en vue des Pays-Bas méridionaux. A la
tête d'un immense patrimoine foncier, il possédait notamment beaucoup de terres
dans les provinces wallonnes et s'était constitué par sa richesse une
impressionnante clientèle d'obligés.
Très
vite, il rallia à la cause de la rébellion des membres de son lignage, tels que
son frère le Vicomte de Gand et son beau-frère Alexandre, comte de Hennin et
duc de Bournonville, lequel, grand modeste devant l'Eternel, estimait mériter
beaucoup mieux que la dignité de gouverneur de villes et châtellenies de Lille,
Douai et Orchies dont l'avait investi le régime espagnol.
Bientôt adhérèrent à la fronde Albert de
Ligne, prince de Barbençon, qui était d'avis que le bonheur de la nation
passait par l'expulsion des étrangers, Louis d'Egmont, prince de Gavre, Georges
de Carondelet, baron de Noyelles, gouverneur militaire de Bouchain et frère du
doyen du chapitre cathédral de Cambrai, le Prince de Chimay, le Baron de
Crèvecoeur, gouverneur d'Avesnes, le Comte de Frezin, gouverneur du Quesnoy, le
Marquis de Tressigny, gouverneur de Philippeville… A ces représentants de la
haute aristocratie vinrent s’adjoindre des seigneurs de lignage moins
prestigieux. Des membres de la bourgeoisie se laissèrent séduire, par idéal ou
par intérêt. Plusieurs bourgmestres de Flandre et d'Artois marchandèrent leur
ralliement à la sédition. Lille, Armentières, Douai, Marchiennes,
Avesnes-sur-Helpe, Bouchain, Le Quesnoy, Mortagne, Saint-Ghislain, Namur...
passaient pour des places gagnées à la rébellion. Même de hauts dignitaires
ecclésiastiques se virent solliciter.
Si certains des conspirateurs ne reculaient pas devant la
perspective d'offrir les Pays-Bas méridionaux à la France, comme par exemple
François de Carondelet ou son frère le Baron de Noyelles, ce n'était cependant
pas la tendance de la majeure partie d'entre eux. La plupart des frondeurs
n'entendaient pas remplacer un maître par un autre mais souhaitaient carrément
réaliser l'émancipation de leur patrie, en faisant éventuellement appel à des
puissances étrangères pour parvenir à ce but. S'il est anachronique de parler
d'un sentiment national «belge», du moins y avait-il déjà conscience d'une
communauté d'intérêts et de destin entre les diverses provinces des Pays-Bas du
Sud. Dans la tête de la majorité, celles-ci formaient un bloc indissociable et
il n'était guère concevable que l'une d'entre elles fit bande à part et
envisageât son avenir indépendamment des autres.
Parmi les autonomistes, beaucoup rêvaient de transformer
les Pays-Bas méridionaux en confédération catholique indépendante, une fois ceux-ci
libérés du joug de l'Espagne : ils tablaient sur l'appui de la France sans
ignorer la voracité de cette dernière et en étant parfaitement conscients du
fait qu 'il leur faudrait faire des concessions territoriales. D'autres,
nostalgiques de la Grande Néerlande, voulaient revenir au temps béni de la «Pacification
de Gand»[1] et, par la
conclusion d'un traité avec les Hollandais, aboutir à l'union des dix-sept
provinces des Pays-Bas. Compte tenu du climat d'intolérance religieuse qui
régnait à l'époque, la perspective d'un rapprochement avec les hérétiques
calvinistes des Provinces-Unies faisait se dresser les cheveux sur la tête à
quantité de «Belges», viscéralement attachés au catholicisme. Aussi est-ce le
projet d'une république catholique indépendante composée de cantons semblables
à ceux de la Suisse qui remporta l'adhésion de la majorité.
Le château du Biez devient alors un nid de comploteurs. Le
Prince d'Epinoy y accueille tour à tour le doyen Carondelet, le Baron de
Noyelles, le seigneur de Maulde, le Baron de Crèvecoeur, le Duc de
Bournonville, des agents secrets français. .. Des porteurs de messages secrets
venant de toutes les directions arrivent à Wiers.
A la fin du mois de juin 1632 se tint nuitamment dans notre
région, dans le petit village de Basècles situé à quelques encablures de
Péruwelz, une réunion importante à laquelle assista, dans le plus grand secret,
le gratin des conjurés. Le trompette du Prince d'Epinoy, Gaston-Albert
Moucquet, rapporte que, cette nuit-là, son maître «sortit de Biez
de grand matin à deux heures après minuict en son carosse, accompagné seulement
de son escuier et son homme de chambre, sans autre suite». David Boudart
signale avoir appris des domestiques de Guillaume de Melun que l'aristocrate
fit arrêter l'attelage à un quart de lieue de l'endroit où se réunissait
l'assemblée, par souci de discrétion, et continua son chemin à cheval avec son
écuyer, le dénommé Joing. Le seigneur du Biez s'entretint en ce lieu mystérieux
avec le Comte d'Egmont qui avait réclamé sa présence car « il
s’agissait de sa vie, honneur et bien » et d'autres
personnalités qui, selon ses propres termes, «avoient la
moustache bien faicte ! » Les conversations se poursuivirent tard dans la matinée
et ce n'est que sur 1'heure de midi que le Prince rentra enfin dans son château
de Wiers.
Forts des contacts noués en secret avec
le Cardinal de Richelieu par l'entremise du doyen Carondelet, nos conspirateurs
séparatistes se crurent assurés de l'appui de la France. Le premier ministre de
Louis XIII avait en effet eu l'habileté de feindre de soutenir le projet de
transformation des Pays-Bas en confédération catholique indépendante et cette
preuve de désintéressement avait plu aux insurgés. Richelieu ne tenait
cependant pas à se compromettre avant que les conjurés n'eussent fait la preuve
de leur
puissance. Le principal objectif que poursuivait ce politicien madré en faisant
miroiter aux insurgés une intervention française était de leur faire croire à
la réussite finale de leurs machinations et d'entretenir de la sorte un climat
d'agitation dans les «Flandres» pour affaiblir l'Espagne, avec laquelle le
royaume de Louis XIII n'était pas encore officiellement en guerre. Pour flatter
la vanité du Prince d'Epinoy, le roi de France Louis XIII avait été jusqu'à promettre
de le gratifier des titres de Duc et de Pair de France en cas de succès du
complot.
Faute
d'enthousiasme, d'abnégation et de meneur énergique, la conjuration échoua
cependant lamentablement. La défection du Duc d'Aarschot Philippe d'Arenberg
qui était le membre le plus influent du Conseil d'Etat et que les conspirateurs
avaient pressé de prendre la tête du mouvement insurrectionnel porta un coup
dur au parti des révoltés. Utilisant la tactique éprouvée qui consiste à
diviser pour mieux régner, l'Infante Isabelle convoqua les Etats Généraux en
septembre 1632 et réussit ainsi à isoler davantage les grands seigneurs en
dissociant leur cause de celle des députés provinciaux: en accédant à la
requête principale de ces derniers, à savoir engager des pourparlers de paix
avec les Hollandais, elle put en effet leur faire constater par eux-mêmes que
la responsabilité de la poursuite de la guerre n'incombait pas à l'Espagne mais
aux Provinces-Unies. Par ailleurs, pour lâcher du lest, la Gouvernante avait
avec beaucoup d'opportunisme éliminé les Espagnols de la Commission d'Etat et
de Guerre au profit des autochtones : le seul Espagnol à en faire encore partie
en 1632 était le commandant en chef Aytona. Enfin la cause des insurgés était
enfermée dans un cercle vicieux : les conspirateurs attendaient en effet, pour
déclencher la révolte, que la France intervînt à leurs côtés alors que la
France ne tenait pas à s'engager militairement tant que les comploteurs
n'auraient pas fait la démonstration de leur force. Compromise dès le début par
les hésitations, l'amateurisme, le manque de charisme et la légèreté de ses
chefs, la sédition des nobles belges ne bénéficiait pas du soutien des masses
populaires restées loyalistes envers et contre tout ; le manque de détermination
et de désintéressement de ses meneurs lui fit perdre peu à peu la sympathie des
nombreux patriotes que l'incurie du régime espagnol aurait pu faire basculer
dans le camp de la révolte. Au printemps de 1633, la fronde de l'aristocratie
belge trouva son épilogue dans la tragédie de Bouchain : comme il l’avait déjà
fait de façon inconsidérée au mois de juillet de l’année précédente, le
gouverneur de la place, le Baron de Noyelles, en refusa l'accès aux troupes
espagnoles. Alors que, la première fois, il avait eu la prudence de faire
marche arrière, voyant que les grands seigneurs belges, indécis, ne faisaient
pas mine de prendre les armes contre l'Espagne, cette fois-ci, il s'entêta, se
croyant plus fort qu'il n'était en réalité. Malheureusement pour lui, il se
heurta à une réaction beaucoup plus musclée du gouvernement qui, entre-temps,
avait gagné de l'assurance. Son insoumission lui valut d'être étendu raide mort
par un coup de crosse de mousquet, pour n'avoir pas voulu se rendre aux soldats
venus l'arrêter.
La répression pourtant limitée qui s'ensuivit intimida et
découragea les autres conspirateurs. La France se retira alors de la partie,
sachant qu'elle n'avait plus rien à espérer des frondeurs, complètement
désemparés. Elle dispersa les troupes qu'elle avait amassées à la frontière
nord pour un éventuel appui aux insurgés.
S'étant
abstenus de toute action compromettante, les principaux comploteurs - dont le
Prince d'Epinoy - ne furent cependant pas inquiétés par les autorités, jusqu'à
ce qu'au mois de novembre 1633, le sinistre Balthazar Gerbier, diplomate véreux
en poste à Bruxelles qui avait autrefois proposé à Richelieu de lui servir
d'intermédiaire auprès des nobles belges, vendît au gouvernement de Madrid, par
goût du lucre, les secrets de la conjuration auxquels il avait été initié comme
un complice.
La machine judiciaire se met alors inexorablement en
branle. Le 31 janvier 1634, le roi d'Espagne Philippe IV demande au Marquis
d'Aytona, gouverneur général intérimaire des Pays-Bas espagnols depuis la mort
de l'Infante Isabelle survenu le 1er décembre précédent, et à Pierre
Roose, chef-président du Conseil Privé, de diligenter une enquête générale sur
la conspiration avortée. Il est permis de penser que le procès de 1634 fut une
conséquence indirecte du décès de la Gouvernante en ce sens qu 'il a été un
moyen, pour le régime espagnol, de terroriser la noblesse afin de l'empêcher de
se détacher davantage de l'Espagne maintenant que l'Archiduchesse Isabelle
n'était plus là pour la retenir. Universellement appréciée, la Gouvernante
avait en effet de son vivant incité nombre de " Belges " à une
loyauté d'ordre sentimental, dictée par le seul amour de sa personne, envers le
gouvernement de Madrid. Le 18 mars suivant, le monarque ordonne au marquis d'Aytona
de procéder à l'arrestation immédiate des Princes d'Epinoy et de Barbençon
ainsi que de tous ceux qui auraient trempé gravement dans le complot.
Comment
Guillaume de Melun fut-i1 prévenu de la terrible menace qui pesait sur lui?
C'est ce que nous allons maintenant relater, en démentant catégoriquement la
version que donne de cet événement l'historien local Jules RENARD.
Dans son Histoire de la commune de Wiers[2], Jules RENARD
rapporte que, selon une tradition orale qui circulait encore dans le village en
question à l'époque où il écrivait, le Prince d'Epinoy avait été averti du
mandat d'arrêt délivré à son encontre alors qu'il festoyait au château du Biez
en compagnie de plusieurs grands seigneurs qu'il croyait ses amis mais qui,
traîtreusement, avaient conçu le projet de s'emparer de lui pour le livrer aux
autorités espagnoles. Au milieu des préparatifs du dîner, un brave valet du
Prince avait, par bonheur, surpris les paroles de plusieurs membres du
personnel du château qui s'attendrissaient sur le funeste sort du maître des
lieux, si jeune encore et voué à une mort certaine. Ne faisant ni une ni deux,
le fidèle serviteur, inquiet de la terrible menace qui pesait sur le Prince,
sella alors précipitamment deux chevaux et, feignant une grande douleur, fit
irruption dans la salle du banquet. «Monseigneur, dit-il, votre cheval, votre
beau cheval que vous aimez tant se meurt ! Hâtez-vous, venez vite, si vous
voulez le voir encore vivant! » L'aristocrate se leva de table, malgré les
protestations de ses faux amis qui cherchaient à le retenir. «Dans cinq
minutes, je suis à vous ! », leur assura-t-il, en déposant sa montre sur une
assiette. Une fois dehors, le domestique l'informa de l'odieux guet-apens qu'on
lui avait tendu. Sans perdre une minute, nos deux compères montèrent à cheval,
piquèrent des éperons et prirent la clef des champs. Sur ces entrefaites, les
convives, s'impatientant de la longue absence de leur hôte, s'étaient mis à sa
recherche mais n'eurent que le temps de voir les silhouettes des deux fuyards
s'estomper dans la nuit. Ulcéré d'avoir été ainsi berné, l'un des invités
aurait alors crié à l'adresse de Guillaume de Melun ces paroles de dépit:
«Va-t'en! va-t'en, prince sans cœur ! » A quoi le fugitif aurait mâlement
rétorqué: «Mieux vaut être prince sans cœur que prince sans tête! » avant de se
sauver à toute bride.
Pour belle qu'elle soit cette légende n'a pas le moindre
fond de vérité. En réalité, le Prince d'Epinoy ne se trouvait pas dans son
château du Biez, mais à Trélon, en Avesnois, lorsqu'il apprit le péril qui le
guettait. Il était en effet attendu pour le 28 avril 1634 à l’abbaye
bénédictine de Liessies, située à un
jet de pierre de là, où il avait été invité à dîner. A cette époque, l'Avesnois
appartenait encore aux Pays-Bas espagnols. Ce n'est qu'en 1659, avec le Traité
des Pyrénées, que cette terre hennuyère passera à la France.
Ce fut au Cardinal de Richelieu lui-même que Guillaume de Melun
dut d'être averti que sa vie était en danger. A Madrid, l'ambassadeur de
France, le Comte de Barrault, avait eu vent des ordres expédiés dans les
Pays-Bas. Il avait aussitôt dépêché un messager exprès à la Cour de Louis XIII
pour le prévenir que «l'on avoit pris résolution de se saisir de la personne du
Prince d'Espinoy et d'autres seigneurs de ce pais». Son message
arriva à Paris au moment même où le courrier espagnol traversait la capitale du
Royaume de France pour rejoindre Bruxelles. En toute hâte, Richelieu envoya
alors son agent secret le sieur d'Avancourt à la frontière nord pour informer
le Prince d'Epinoy, le Prince de Barbençon, le Duc de Boumonville et le Baron
de Crèvecoeur qu'un mandat d'arrêt avait été décerné contre eux par les autorités
de Madrid et que la France leur offrait dès lors l'asile politique et la
protection toute spéciale du Cardinal. Le message de Richelieu avait été
griffonné au dos d'une lettre déchirée. Il avait en effet fallu agir vite et,
dans la précipitation, on n'avait rien trouvé d'autre que ce bout de papier.
Sous le pseudonyme de Du Bois, notre barbouze - «un grand homme
noir d'environ 30 ans» - gagna, en chaise de poste, la ville frontière du Catelet,
à mi-chemin entre Saint-Quentin et Cambrai. De cette localité, il dépêcha à
Wiers son laquais, un certain Gilles, natif de Tirlemont, qui avait fait le
voyage avec lui. Pour lui, en effet, il était clair que Guillaume de Melun se
trouvait dans son château du Biez. Arrivé sur place, cependant, notre valet ne
put que constater l'absence du maître des lieux. Il accrocha alors le majordome
du Prince, Monsieur de Baillencourt, et lui signala qu'il avait un «message
d'importance» à communiquer à son maître, que les Espagnols cherchaient à
le faire prisonnier et qu'il lui fallait donc le voir dans les plus brefs
délais. Baillencourt l'informa que le Prince était en ce moment soit à
Avesnes-sur-Helpe «où il estoit allé pour lever du fonds [sic] de baptesme
l'enfant du Gouverneur», [=pour tenir l'enfant du Gouverneur - le Baron de Crèvecoeur
- sur les fonts baptismaux, autrement dit en être le parrain], soit, non loin
de là, à Trélon. Comme Gilles avait fait à pied la route du Catelet à Wiers et
qu ‘ « estant las pour la diligence qu'il avoit faict,, il ne
pouvoit plus marcher», on lui prêta un cheval de l'écurie du Prince et, enfourchant
aussitôt sa monture, notre laquais prit, à bride abattue, la destination de
l'Avesnois.
Les choses s'étaient passées tellement vite que le maître
d'hôtel n'avait pas eu le temps d'analyser sereinement la situation. A peine
Gilles avait-il disparu qu'il tint conseil avec l'écuyer et l'aumônier du
Prince pour décider de la conduite à adopter. A y bien réfléchir, 1'histoire du
laquais paraissait maintenant suspecte aux trois hommes et ils n'osaient pas y «adiouster
pleine foy». Par prudence, ils convinrent que l'un d'entre eux - Baillencourt
- irait rejoindre Guillaume de Melun en Avesnois pour l'entretenir en personne
de l'affaire. Le majordome s'exécuta avec une telle diligence qu'il rattrapa
Gilles en chemin et, le distançant, arriva une heure avant lui à Trélon, à la
tombée de la nuit. Le Prince logeait en effet au château de la localité, chez
la Marquise de Trélon, Albertine de Ligne-Arenberg, veuve de Herman-Philippe de
Mérode, comte de Beaucarmez et marquis de Trélon, qui était la marraine du fils
du Baron de Crèvecoeur au baptême duquel il venait d'assister comme parrain. De
peur d'éveiller les soupçons d'éventuelles personnes malintentionnées,
Baillencourt jugea préférable de «faire l’incognu» (= garder
l'incognito) et de parler à son maître à l'écart. Celui-ci, en dépit du choc
causé par ces nouvelles alarmantes, conserva heureusement son sang-froid et
parvint à faire semblant de rien. Gilles, parvenu sur ces entrefaites à
destination, confirma au Prince le récit que son majordome venait de lui faire
en y ajoutant «les particularités que son maistre (=le sieur
d'Avancourt) l'avoit enchargé de porter de bouche ». Par mesure de
sécurité, le laquais ne portait en effet aucun document écrit par-devers soi.
Il était cependant déjà temps d'aller se coucher. Il fut convenu que, pour
n'alerter personne, Baillencourt et Gilles ne se mêleraient pas aux domestiques
du Prince qui logeaient au château mais passeraient la nuit au village.
Le lendemain matin, 28 avri11634, Guillaume de Melun «fit atteller
son carosse et y mectre le bagage qu'il avoit avec luy, avec quelque peu de
provision d'argent, moindre que ledit Prince n'estoit accoustumé de mener avec luy en
voiageant, et partit du chasteau de Treslon sur les neuf heures de matin, un
chascun croiant qu'il partoit pour retourner au Biez». Il est vrai
qu'il était censé ce jour-là aller dîner chez les Bénédictins de Liessies puis
de là retourner directement à Wiers.
Une
heure avant son départ, le Gouverneur d'Avesnes était arrivé à Trélon et, tout
en se promenant avec lui pendant une bonne demi-heure dans la cour du château,
s'était entretenu avec le Prince de la conjoncture pour le moins préoccupante.
Guillaume de Melun sortit seul du château en carrosse. A
peine en avait-il franchi le portail qu'il tomba sur le Gouverneur de Chimay ,
Philippe de Massiet, qui avait d'importantes informations à lui fournir, «touchant le
Prince de Chimay, duquel ledit Prince d’Espinoy estoit curateur». «Luy aiant
faict la révérence», le Gouverneur de Chimay demanda au Prince d'Epinoy «s'il partoit
et s’il ne retoumeroit plus au chasteau». Le seigneur du
Biez lui ayant répondu par la négative, Massiet rétorqua qu’« il
estoit marry [=attristé] d'autant qu'il avoit des choses à
communiquer concernans le service de son maistre (le Prince de
Chimay]». Pour ne pas perdre de temps, Guillaume de Melun le fit monter dans la
voiture où il pourrait lui expliquer à son aise et en long et en large ce qui
l'amenait. Le carrosse fit ensuite un arrêt au village de Trélon, le temps
d'embarquer Baillencourt et Gilles qu'il avait été convenu la veille de prendre
en passant, pour des raisons de discrétion. Après avoir fait quelques détours
pour donner le change à ceux qui auraient pu l'épier, « le
carosse aiant rôdé à l’entour du village, faisant un circuit», le Prince
d'Epinoy prit la direction de la France. Philippe de Massiet eut beau demander
à plusieurs reprises au seigneur du Biez où il s'en allait, celui-ci resta
évasif, se contentant de répondre énigmatiquement : «Vous le
scaures bientost ! » Le Gouverneur de Chimay, remarquant que le Prince «estoit pensif
et triste, mesmes laissoit des larmes», s'enquit alors du motif de son
chagrin. L'aristocrate lui répliqua qu'une attaque de goutte lui faisait
souffrir le martyre. A l'approche du bois dit du «Trou du Ferron» qui marquait la
frontière avec la France, le Prince d'Epinoy envoya en éclaireurs son trompette
Gaston-Albert Moucquet et son majordome le sieur de Baillencourt, les chargeant
de le précéder d' «environ un traict de mousquet» pour «recognoistre
s'il[s] ne découvreroi[en]t aucunes personnes et en tel
cas l'advertir». Cette «patrouille de reconnaissance» ne rencontra
heureusement aucun élément hostile. Le seigneur du Biez était inquiet parce
qu'il avait appris que trente soldats espagnols de la compagnie du Comte de
Salazar, «qui estoient venus, comme le bruict courroit, pour
poursuivre la Princesse de Chimay, laquelle s'estoit eschappée», cantonnaient
dans la localité toute proche de Glageon. Philippe de Massiet tenta de le
rassurer, lui certifiant qu'il n'avait rien à craindre car ces militaires
avaient pour seule mission d'appréhender la Princesse de Chimay; ils se
trouvaient là pour obtempérer à un ordre secret du Marquis d’Aytona qui leur
enjoignait de mettre la main sur la conspiratrice; ils venaient d'ailleurs
juste de se rendre dans ce but à Chimay mais en pure perte car la Princesse n
'y était plus. Les propos du Gouverneur de Chimay ne réussirent pas, toutefois,
à appaiser les angoisses de Guillaume de Melun qui protesta que la Princesse
était pour le moment à Saint-Trond, et que, dès lors, «en vain on la
venoit recercher en ce quartier-là». Il descendit alors du carrosse
pour enfourcher un destrier, imité en cela par Philippe de Massiet. Ainsi, au
cas où la soldatesque espagnole fondrait sur la petite troupe pour s'emparer de
lui, il pourrait prendre plus rapidement la poudre d'escampette. Ayant pénétré
d'une demi-lieue en territoire français, le seigneur du Biez mit enfin pied à
terre. Il appliqua alors une tape amicale sur l'épaule du Gouverneur de Chimay
et lui déclara: «Je m' en vay en seureté et ay des advis asseurés que je
le dois faire».Il resta cependant vague et, devant l'étonnement de son interlocuteur,
inventa, pour le rasséréner, qu'il avait l'intention d'«aller vers
Monstreuil à la Véronique», autrement dit d'aller vénérer la
relique de la Sainte Face conservée à l'abbaye cistercienne de Montreuil, en
Soissonais. Il s'agissait d'une copie détruite à la Révolution Française et
considérée par beaucoup, sous l'Ancien Régime, comme la relique originale - du
fameux «Voile de Sainte Véronique» (le linge dont la sainte épongea le visage
tuméfié du Christ montant vers le lieu de son supplice, et qui en a gardé
l'empreinte) dont s'enorgueillit la basilique Saint-Pierre de Rome.
Le Prince demanda alors à un domestique de lui apporter un
encrier, une plume et du papier et rédigea un petit billet sibyllin à
l'attention de son frère Henri-Anne, vicomte de Gand. Le message était libellé
en ces termes: ..Nostre compère [autrement dit Philippe de Massiet, d'un
enfant duquel le Prince d'Epinoy et le Vicomte de Gand étaient les parrains] vous dira où
il m’a laissé, et où je vai. Si vous me faictes tenir de vos nouvelles, ce sera
par la voie du + [code désignant un dénommé Lacroix, homme de confiance de
Guillaume de Melun à Paris]. Aymés-moy tousiours comme je vous
aymeray toute ma vie, ce 28 d'avril 1634 ».
Le Gouverneur de Chimay prit alors congé de Guillaume de
Melun, sans que ce dernier daignât l'éclairer davantage sur sa destination
véritable, si ce n'est qu'il lui demanda quelle était la distance qui les
séparait de la ville de Guise.
L'équipage atteignit dans la soirée cette petite ville de
Thiérache occupant un site agréable au creux de la vallée de l'Oise. Le Prince
s'y fit passer pour « un gentilhomme du Pays-Bas nommé
Beauregard » et demanda à ses domestiques d'accréditer ce pseudonyme en
le donnant comme l'identité réelle de leur maître si on les interrogeait à ce
sujet. Soupçonneux, le gouverneur de la place de Guise ne s'en laissa pas
conter et fit garder par une troupe de cent hommes l'hôtellerie où était
descendu l'aristocrate. Celui-ci envoya alors Gilles prévenir le sieur
d'Avancourt au Catelet pour qu'il le sortît de cette mauvaise passe mais le
laquais se fit intercepter par des soldats aux portes de la ville.
Après qu'il leur eût expliqué la situation, deux officiers
furent dépêchés au Catelet pour y alerter l'agent secret de Richelieu mais ils
n'eurent pas besoin de se rendre jusque là: ils rencontrèrent en effet en
chemin d’Avancourt qui, prévenu par la rumeur publique que le Prince d'Epinoy
logeait à Guise, avait pris les devants et chevauchait en direction de cette
localité. Son intervention ayant dissipé la méfiance du gouverneur, notre grand
seigneur en exil put poursuivre librement sa route et arriva à Saint-Quentin,
dans la journée du 29 avril 1634. A son homme de confiance David Boudard qui,
de retour de Paris où il venait de conduire deux des fils du Prince d'Epinoy,
l'un à l'Académie du sieur de Benjamin, l'autre au Collège de Navarre, l'y
attendait. Guillaume de Melun put dire : «Vous voiés où
je suis: j'ay esté constrainct de me retirer du Pays-Bas sur les advis que i'ay
eu qu'on me vouloit arrester ».
Désormais,
il était hors de portée de la vindicte du régime espagnol.
Quelques jours plus tard, Philippe de Massiet vint apporter
au Vicomte de Gand le message que lui avait confié le seigneur du Biez. Peu pressé
de prendre connaissance de la teneur du billet, le Vicomte, qui était en train
de banqueter et ne tenait pas à perturber la fête, s'exclama devant les
convives: « Mon compère m'apportera des nouvelles de la santé de mon
frère et pourveu qu'elles soient bonnes! Ne parlons que du disner ! ». A l’issue du
dîner, le Gouverneur de Chimay put enfin remettre à l’amphitryon la missive que
lui faisait parvenir son frère. Le Vicomte lui demandant : «Qui at-il dans
ce billet?», Philippe de Masssiet le lui lut. Le maître de maison fit alors
porter le message « près de son oreiller » et grommela d’un
air désabusé : « Ne parlons poinct d'affaire car je n’ y puis poinct
apporter de remède…»
Pendant que le Prince d'Epinoy s'enfuyait en France, le
Marquis de Fuentès vint investir le château du Biez avec des troupes
d'infanterie et de cavalerie. Souffrante, retenue dans ses appartements, la
Princesse d'Epinoy ne put qu ‘à grand 'peine obtenir la permission de rester
dans la forteresse ancestrale avec deux ou trois de ses serviteurs.
Impuissante, elle dut assister à la mise à sac de sa demeure. La soldatesque
entassa sur une douzaine de chariots réquisitionnés dans le village de Wiers
tout ce sur quoi elle pouvait faire main basse : une somme de quatre cents
mille écus, des argenteries, des meubles précieux, des tapisseries: la
malheureuse épouse de l'aristocrate fugitif ne fut même pas autorisée à
conserver un petit service en argent marqué à ses armes pour son usage
personnel. Courageuse, elle fit tout ce qu'elle put pour sauver ce qui pouvait
encore l'être : elle disputa lambeau par lambeau son patrimoine au fisc rapace;
elle protesta contre les agissements grossiers du soldat Alphonse de Lannoy dit
" Mars" qui avait chassé son aumônier, qu'elle avait espéré pouvoir
laisser au Biez pour garder le château; elle intercéda pour que son mari fût
jugé par ses pairs, les chevaliers de la Toison d'Or... Après avoir tenu
compagnie pendant quelque temps à Enghien à sa mère et à sa belle-sœur
Marie-Cléophée de Hohenzollern, elle sollicita ensuite avec succès auprès du
Marquis d'Aytona la permission de rejoindre son époux à Saint-Quentin car,
faute de cette permission, elle aurait été aussi considérée comme fugitive et
tout ce qu'elle possédait encore aurait été confisqué.
Emestine d'Arenberg avait réussi à limiter le désastre et à
faire passer en France certains des biens du couple qui avaient échappé à
l'avidité des Espagnols. Le trompette Gaston-Albert Moucquet rapporte que
« la Dame Princesse d'Espinoy a faict conduire en France quantité
des meubles du chasteau de Biez et que l’homme de chambre de ladite Dame, nommé
Maistre Glaude Loys, est venu deux ou trois fois à Saint-Quintin, comme le
déposant (c'est-à-dire lui-même, Gaston-Albert Moucquet, qui dépose en
justice] a veu, avec des chariots chargés de tapisseries, licts de champs
et autres meubles ».
De son lieu d'exil, le Prince d'Epinoy suivra les affaires
des Pays-Bas, jusqu’à sa mort survenue le 8 septembre 1635 par suite d'une
" fièvre pourprée ", à l'âge de quarante-sept ans. Pendant qu'il
passait le peu de temps qui lui restait à vivre à chercher à nuire au régime
espagnol, son procès s'instruisait devant le Grand Conseil de Malines, seul
tribunal compétent pour juger un conseiller d’Etat.
Les chefs d'accusation étaient multiples : malversations
commises à l'époque où il exerçait les fonctions de grand bailli de Hainaut et
vente d'emplois subalternes; manifestation publique de son mécontentement
envers l'Infante Isabelle quand celle-ci lui avait retiré, sans dédommagement,
sa charge de grand bailli; atteinte à l'autorité du roi d'Espagne et contacts
de caractère séditieux avec de hauts personnages du royaume de France;
recrutement d'éléments factieux; complicité avec le Baron de Noyelles;
enlèvement et détention pendant plusieurs jours d'un bourgeois de Cambrai après
sa fuite en France; attentat perpétré à la citadelle de Namur; publication et
diffusion d'un pamphlet intitulé « La plaincte des Flamengs ». Le verdict
tomba le 2 mai 1635 : le Prince d'Epinoy fut condamné par contumace, pour crime
de lèse-majesté, à la décapitation sur un échafaud.
L'épisode
consternant de la conspiration des nobles belges contre l'Espagne sonna le glas
de l'aristocratie des Pays-Bas méridionaux. A dater de ce moment, la haute
noblesse, complètement matée, courba l'échine devant l'absolutisme espagnol,
renonça à toute velléité d'indépendance et céda la place, dans les Conseils de
gouvernement, aux robins qu'elle honnissait tant.
Comme le
résume excellemment le grand Henri PIRENNE, « son équipée ne servit, en
définitive, qu'à accentuer la victoire du principe monarchique, à réduire le
Conseil d'Etat au rôle d'un simple corps de parade et à transporter ses
attributions au Conseil Privé ". Désormais, le personnage le plus
important des " Flandres " serait Pierre Roose, chef-président du
Conseil en question, qui avait déployé un si grand zèle pour châtier les
coupables...
Henri
PIRENNE estime, dans sa monumentale Histoire de Belgique des origines à nos
jours que l'épisode du complot de la noblesse belge contre le régime
espagnol " mériterait [...] une étude approfondie pour laquelle les
documents ne manquent pas ". De fait, les modestes recherches que nous
avons effectuées pour rédiger cet article nous ont fait entrevoir
l'extraordinaire richesse des sources d'archives qui existent encore sur ce
sujet. Alléché par cette documentation abondante, nous comptons d'ailleurs
creuser la matière pour apprendre à mieux connaître la singulière personnalité
du Prince d'Epinoy. Le lecteur désireux d'approfondir le contexte et les
circonstances de la conjuration des nobles trouvera quantité d'informations
dans les ouvrages suivants :
PP.
FREDEGAND D'ANVERS, Etude sur le Père Charles d'Arenberg, frère-mineur capucin
(1593-1669), Paris-Rome, 1919 (La vie religieuse et familiale en Belgique
au XVIIe siècle);
P. GEYL, Een verzuimde kans : Noord en Zuid in 1632, dans le recueil d'articles de l'auteur en
question Kernproblemen van onze geschiedenis. Opstellen en voordrachten :
1925 -1936, Utrecht, 1937, pp. 42.64;
M. P.
HENRARD, Marie de Médicis dans les Pays-Bas : 1631 - 1638, Anvers, 1875 (Annales
de l’Académie d’Archéo1ogie de Belgique, t. 31 (3e sér. t. I ) ;
P. JANSSENS, L'échec
des tentatives de soulèvement aux Pays-Bas sous Philippe IV (1621-1665),
dans Revue d'histoire diplomatique, t. 92, 1978, pp. 110.129 (Actes du
colloque de l'Institut d'Histoire de l'Université de Picardie, Chantilly,
septembre 1977 : " La crise européenne du XVII' siècle ");
ID., La fronde de
l'aristocratie belge en 1632, dans Rebelion y resistencia en el
mundo hispanico del siglo XVII, éd. W. THOMAS et B. DE GROOF, Louvain, 1992
(Avisos de Flandes, l), pp. 23-40 (Actes du colloque international de
Louvain. 20-23 novembre 1991);
Th. JUSTE, Conspiration
de la noblesse belge contre l'Espagne en 1631,
Bruxelles, 1851;
J. LEFEVRE, art. MELUN (Guillaume
de), dans Biographie Nationale [de Belgique], t.
30 (supplément t. 2 fasc.2), Bruxelles, 1959, col. 572-575;
A.
LEMAN, Contribution à l'histoire de la conspiration des nobles belges en
1632, dans Mélanges de philologie et d'histoire publiés à
l’occasion du cinquantenaire de la Faculté des Lettres de l’Université
Catholique de Lille, Lille, 1927, pp. 121-157 (Mémoires et travaux
publiés par les professeurs des Facultés Catholiques de Lille, fasc. 32);
H. PIRENNE. Histoire de
Belgique des origines à nos jours. t. 2 : De la mort de Charles le Téméraire
à la Paix de Münster, éd. illustrée par F. SCHAUWERS et J. PAQUET.
Bruxelles (La Renaissance du Livre). s. d., pp. 404-406;
M. de
VILLERMONT, Grands seigneurs d'autrefois : le Duc et la Duchesse de
Bournonville à la Cour de Bruxelles, Bruxelles -Roulers -Paris, 1904;
ID., L'Infante
Isabelle, Gouvernante des Pays-Bas (préface par G. KURTH), t. 2, Tamines -
Paris, 1912;
A. WADDINGTON, La République des Provinces-Unies, la France et les
Pays-Bas espagnols de 1630 à 1650, t. 1 (1630-1642), Paris, 1895 (Annales
de l'Université de Lyon, X -1).
[1] On se souviendra que, le 8 novembre 1576, en pleine
révolution contre l’Espagne, les Etats Généraux, composés des délégués de
toutes les provinces du Sud des Pays-Bas et des mandataires attitrés de la
Hollande et de la Zélande, ont, dans un accord unanime, signé à l’hôtel de
ville de Gand où ils s’étaient réunis, un pacte décisif que l’Histoire a retenu
sous le nom de « Pacification de Gand ». Par cette convention, il
était décidé de mettre une sourdine aux dissenssions religieuses fratricides entre
catholiques et calvinistes et de faire passer l’intérêt national avant les
querelles confessionnelles.
[2] Jules Renard, Histoire de la Commune de Wiers, Péruwelz,
1887, pp.56-57