La fuite en France de Guillaume de Melun, seigneur du Biez

par Michel Deltenre

 

Le propos de la présente contribution est d'attirer l'attention du lecteur sur l'intérêt qu'il y a à consulter les documents d'époque pour écrire correctement l'histoire. Nous nous baserons ainsi sur les indications fournies par un registre passionnant conservé aux Archives Départementales du Nord, à Lille, pour faire le récit de la fuite en France de Guillaume de Melun, seigneur du Biez, à Wiers, après qu'un mandat d'arrêt ait été décerné contre lui, le 18 mars 1634, par les autorités espagnoles, en raison de son implication dans la conspiration des nobles «belges» contre le régime des Habsbourg d'Espagne. En chemin, nous disqualifierons la version que nous donne des faits  « la tradition qui a cours à Wiers», telle qu'elle nous est transmise par l'historien local Jules RENARD.

 

PRESENTATION DE LA SOURCE

C'est en lisant le bel article qu'Auguste LEMAN a, en 1927, consacré à cette conjuration, dans une publication de l'Université Catholique de Lille, que nous avons pris connaissance de l'existence de ce registre - jusque là passé inaperçu - dont l'auteur souhaitait faire apprécier l'importance aux chercheurs. On trouvera les références du texte de LEMAN dans la bibliographie qui clôture le présent travail. L'historien en question y évoque, en l'espace d'environ deux pages (pp. 154-155), les circonstances dans lesquelles le seigneur du Biez fut informé de la menace qui pesait sur lui ainsi que les péripéties de son évasion. Les événements y sont magnifiquement résumés, mais peut-être un peu trop. En tout cas, aussi succincte soit-elle, cette relation très claire des faits nous a mis l'eau à la bouche et nous n'avons pas pu nous empêcher d'aller consulter le registre original à Lille pour en savoir plus.

Ce registre, conservé aux Archives Départementales du Nord sous la cote B 19501, contient les dépositions de tous ceux qui, du 13 octobre 1634 au 15 mars 1635, furent interrogés sur le complot avorté par les conseillers fiscaux Antoine de Vulder, Gilles Stalins et Pierre Weyns. Il s'agit d'une pièce importante du procès de notre illustre comploteur, instruit devant le Grand Conseil de Malines, la juridiction suprême des Pays-Bas espagnols. Parce qu 'il lui semblait particulièrement intéressant, ce document a été extrait du dossier du procès par le collectionneur Louis Errembault, dont la bibliothèque de curiosités fut intégrée par la suite, en 1695, sous l'appellation de «Fonds Errembault», dans les archives de la Chambre des Comptes de Lille. Ceci explique pourquoi il se trouve encore à l'heure actuelle dans la capitale de la Flandre française. Compte tenu de son épaisseur (il se compose d'une bonne centaine de folios!), nous n'avons pu que survoler ce précieux registre, en concentrant notre attention sur ce qui concernait l'objet précis de cet article. Nous espérons cependant pouvoir bientôt y revenir, pour y puiser d'autres informations sur la psychologie, les mobiles et les ambitions de Guillaume de Melun, sénéchal de Hainaut, prince d'Epinoy et seigneur du Biez.

 

LE COMPLOT DE 1632

Au début du XVIIe siècle, le Conseil d 'Etat était le dernier bastion de la noblesse d'épée dans les institutions centrales des Pays-Bas espagnols. Partout ailleurs, la vieille aristocratie féodale et militaire était remplacée par des fonctionnaires. Contrairement aux aristocrates, ces derniers offraient en effet au gouvernement, qu'ils soient d'origine noble ou issus de la roture, des garanties d' efficacité, de compétence, de docilité et de loyauté.

Le régime espagnol ne voyait pas d'un bon œil la présence de tout ce sang bleu au sein de ce collège prestigieux qui avait pour attributions tant la défense et la sécurité du territoire que les affaires de haute politique intérieure et extérieure.

Aux particules, il préférait les diplômes et aimait mieux y voir siéger des juristes.

Pour limiter la participation de la haute noblesse aux affaires de l'Etat, une discrimination avait déjà été opérée parmi les membres du conseil en question, sous le règne des Archiducs Albert et Isabelle, entre les légistes, convoqués régulièrement, et les représentants de l'aristocratie et du clergé, convoqués de façon épisodique.

Lorsqu'au décès de l'Archiduc Albert, en 1621, les Pays-Bas catholiques firent retour à l'Espagne, et que l'Archiduchesse Isabelle en fut nommée Gouvernante Générale, les conseillers nobles estimèrent que l'heure avait sonné d'exiger d'être associés à nouveau au pouvoir et de revendiquer un droit de regard dans les questions diplomatiques et militaires. Leurs desiderata ne rencontrèrent cependant pas l'écho escompté: les réunions du Conseil d'Etat s'espacèrent de plus en plus et ses activités se virent réduites à l'expédition des affaires courantes. Dès 1623, toutes les affaires importantes furent confiées à une commission dite «d'Etat et de guerre» composée en majeure partie de conseillers et d'officiers espagnols. A cette commission n'avaient accès, parmi les membres du conseil d'Etat, que les seuls légistes, et encore moyennement certaines restrictions.

Si la tyrannie espagnole avait été bénéfique pour les Pays-Bas catholiques, peut-être nos nobles ulcérés de se voir ainsi écartés du pouvoir auraient-ils été capables de prendre sur eux et de ravaler leur amertume, mais loin de donner au pays la paix et la prospérité, la mainmise de Madrid lui apportait la guerre, la misère et, par-dessus le marché, le déshonneur. Les récentes opérations militaires contre les Provinces-Unies avaient tourné au désastre. La nation ployait sous le poids des impôts levés pour financer l'armée. De partout montaient des cris de rage contre l'impéritie et l'arrogance de certains responsables espagnols. C'est dans ce contexte troublé qu'une coterie de hauts aristocrates conçut en l'an de grâce 1632 1e projet de se soulever contre l'Espagne.

Il semble bien que les meneurs de la conspiration aient été davantage guidés par leurs ambitions et leurs rancœurs personnelles que par l'amour de la patrie et du bien commun. Le grand historien belge Henri PIRENNE les juge sévèrement: «Ces épigones du Comte d'Egmont et du Comte de Homes, estime-t-il, n'en étaient que la caricature. Gonflés d'orgueil nobiliaire et pleins de morgue, ils méprisaient tout le monde en dehors de leur caste».

Le doyen de l'Eglise métropolitaine de Cambrai. François de Carondelet, ourdit les premières trames du complot. Cet ecclésiastique aux dents longues en voulait au gouvernement espagnol de ne pas lui avoir accordé l'évêché de Saint-Omer qu'en toute modestie il estimait lui être dû en raison des bons et loyaux services qu'à son sens il avait rendus à l'Espagne. Par d'adroites intrigues, il gagna à son idée de révolte toute une série de grands seigneurs unis dans la même haine de l'absolutisme espagnol. Guillaume de Melun, prince d'Epinoy, sénéchal de Hainaut, chevalier de la Toison d'Or, membre du Conseil d'Etat et, accessoirement, seigneur du Biez, à Wiers, fut l'une des plus brillantes recrues du mouvement insurrectionnel. Cet éminent conspirateur a laissé sa trace dans le gros village actuellement frontalier de Wiers car c'est lui qui fit construire, de 1611 à 1630,1'avant-corps du château du Biez, ou porte du donjon, qui existe encore de nos jours. Ce Prince était, paraît-il, un homme pieux et charitable que les malheurs de sa famille avaient rendu inquiet et renfermé. Son père Pierre de Melun avait en effet rallié le parti de Guillaume d'Orange et du Duc d'Alençon contre le roi d'Espagne Philippe II, ce qui lui avait valu la confiscation de ses biens et une condamnation à mort par contumace. Décédé en exil en 1591, probablement au château de Trye en Picardie après avoir obtenu dès l'année 1585 des lettres de naturalisation, il laissa à sa femme Hyppolite de Montmorency la responsabilité de cinq enfants en bas âge, dont Guillaume était l'aîné. Sully, le tout-puissant ministre d'Henri IV, en prit en charge la tutelle en tant que leur plus proche parent en France du côté paternel et intéressa le monarque français à leur sort, ce qui explique que le Prince d'Epinoy reçut sa première éducation à la résidence royale de Blois. Sous le règne des Archiducs, il revint dans sa patrie et fut investi des charges occupées par son père.

Le Prince d'Epinoy avait adhéré à la conjuration pour une question d'amour-propre froissé : il n'avait pas digéré d'avoir dû, au mois d'avril 1632, rendre à Charles-Albert de Longueval, comte de Bucquoy, la charge de grand bailli de Hainaut qu'il avait exercée pendant la minorité de ce dernier. Alors qu'il espérait, en compensation, être gratifié pour le moins du titre de Grand d'Espagne, son congé lui fut signifié de la façon la plus cavalière et il garda de cette rebuffade un ressentiment tenace à  l'encontre du régime habsbourgeois. En fait, il était en disgrâce à la Cour de Bruxelles parce qu'on lui reprochait d'avoir soutenu les Etats de Hainaut dans leur attitude frondeuse à l'égard du pouvoir central et qu'on le soupçonnait également de malversations dans l'exercice de sa charge. Son confident David Boudart, seigneur de Ramicourt, rapporte que s'étant arrêté dans une hôtellerie d'Esplechin, en Tournaisis, après avoir séjourné quelque temps à Epinoy et à Carvin, en Artois, Guillaume de Melun lui avait fait part, le 25 mai 1632, au cours d'une promenade digestive, «des extrêmes mescontentemens» qu'il éprouvait «de ce qu'on luy avoit osté le gouvernement ou grand bailliage de Haynau». Il avait même ajouté que «si jamais il pourroit rencontrer l'occasion, il s'en revengeroit», au grand affolement de son interlocuteur qui, pour le détourner de son sinistre dessein, «1uy dict qu'il se falloit conformer à la volonté du Roy, qui devoit servir pour toute raison, et taschoit luy oster de la pensée lesdits mescontentemens». Une autre fois, au château du Biez, alors que les convives étaient sur le point de se mettre à table et de dire le bénédicité, le Prince d'Epinoy s'éclipsa dans une galerie du manoir «pour aller décharger son eau», autrement dit uriner. Là, il se confia en ces termes à Boudart, venu également se soulager: «je ne scaurois prier Dieu! Je me trouve tout troublé ! » En ce mois de juin 1632, il était donc apparemment encore obsédé par l'affront qui lui avait été fait deux mois plus tôt. Retournant avec son homme de confiance à la salle à manger, il marmonna d'ailleurs entre ses dents : «Auparavant qu'on m'eût osté mon gouvernement [= de grand bailli de Hainaut], je n 'ay jamais voulu entendre à rien [= je n 'ai jamais voulu rien comprendre]» et, sans rien dire de plus, il alla rejoindre ses invités. Il reconnaissait ainsi implicitement avoir été approché par les séditieux alors qu'il exerçait toujours la fonction de grand bailli de Hainaut: seulement, à cette époque, il n'avait pas encore pris pleinement conscience de la perniciosité de l'autocratie espagnole et il avait fallu attendre son éviction brutale pour que ses yeux se dessilassent.

Le fait de tremper dans les machinations de François de Carondelet n'allait pas aider le Prince d'Epinoy à se sentir mieux dans sa peau à Bruxelles. Manifestement, sa déloyauté se lisait sur son visage et on se méfiait de lui. Convié par la Gouvernante à se rendre dans la capitale des Pays-Bas pour y assister à une séance du Conseil d'Etat, il avait d'abord décidé de décliner l'invitation et avait d'ailleurs jeté sur le papier un projet de réponse dans ce sens, dans lequel il expliquait à l'Infante Isabelle que, vu qu' on lui avait retiré sa charge de grand bailli de Hainaut, «il ne désiroit al1er plus en Cour ». Devant l'insistance du doyen de la cathédrale de Cambrai qui le poussait à accepter l'invitation et à «faire bonne mine à ladite assemblée» afin de ne pas éveiller les soupçons, il partit tout de même bon gré mal gré pour Bruxelles le 3 juillet 1632, mais il dut prendre énormément sur lui pour y rester tant l'ambiance de la Cour lui était devenue intolérable. De la capitale des «Flandres», il envoya force missives à Wiers à l'attention de son épouse et de son confident Boudart qui logeait alors au Biez, «se plaignant de son seiour en Cour, que ce luy estoit un martyre dy estre, qu'on avoit tout plein d'ombrages et soubçons de luy et qu'il ne pouvoit vivre de la sorte». S'il s'efforçait de supporter stoïquement cette épreuve, c'était par amour de sa famille: «si ce n'estoit en considération de sa femme et enfans, il se retireroit». La Princesse d'Epinoy, à la lecture de ce courrier pathétique, «ne fit que pleurer» tandis que Boudart s'empressait d'adresser une lettre au Prince pour «luy persuader tousiours de continuer sa résidence en Cour et entrevenir à I’assemblée du Conseil d'Estat», en espérant secrètement que « le temps osteroit audit Prince les pensées sinistres qu'il recognoissoit en luy».

Le Prince d'Epinoy était un ennemi redoutable pour le régime espagnol. Issu de la maison de Melun, l'une des plus belles anciennes et des plus illustres du pays, il avait accru son prestige et sa puissance en épousant en secondes noces Ernestine-Claire-Eugénie d'Arenberg qui appartenait également à l'une des familles les plus en vue des Pays-Bas méridionaux. A la tête d'un immense patrimoine foncier, il possédait notamment beaucoup de terres dans les provinces wallonnes et s'était constitué par sa richesse une impressionnante clientèle d'obligés.

Très vite, il rallia à la cause de la rébellion des membres de son lignage, tels que son frère le Vicomte de Gand et son beau-frère Alexandre, comte de Hennin et duc de Bournonville, lequel, grand modeste devant l'Eternel, estimait mériter beaucoup mieux que la dignité de gouverneur de villes et châtellenies de Lille, Douai et Orchies dont l'avait investi le régime espagnol.

Bientôt adhérèrent à la fronde Albert de Ligne, prince de Barbençon, qui était d'avis que le bonheur de la nation passait par l'expulsion des étrangers, Louis d'Egmont, prince de Gavre, Georges de Carondelet, baron de Noyelles, gouverneur militaire de Bouchain et frère du doyen du chapitre cathédral de Cambrai, le Prince de Chimay, le Baron de Crèvecoeur, gouverneur d'Avesnes, le Comte de Frezin, gouverneur du Quesnoy, le Marquis de Tressigny, gouverneur de Philippeville… A ces représentants de la haute aristocratie vinrent s’adjoindre des seigneurs de lignage moins prestigieux. Des membres de la bourgeoisie se laissèrent séduire, par idéal ou par intérêt. Plusieurs bourgmestres de Flandre et d'Artois marchandèrent leur ralliement à la sédition. Lille, Armentières, Douai, Marchiennes, Avesnes-sur-Helpe, Bouchain, Le Quesnoy, Mortagne, Saint-Ghislain, Namur... passaient pour des places gagnées à la rébellion. Même de hauts dignitaires ecclésiastiques se virent solliciter.

Si certains des conspirateurs ne reculaient pas devant la perspective d'offrir les Pays-Bas méridionaux à la France, comme par exemple François de Carondelet ou son frère le Baron de Noyelles, ce n'était cependant pas la tendance de la majeure partie d'entre eux. La plupart des frondeurs n'entendaient pas remplacer un maître par un autre mais souhaitaient carrément réaliser l'émancipation de leur patrie, en faisant éventuellement appel à des puissances étrangères pour parvenir à ce but. S'il est anachronique de parler d'un sentiment national «belge», du moins y avait-il déjà conscience d'une communauté d'intérêts et de destin entre les diverses provinces des Pays-Bas du Sud. Dans la tête de la majorité, celles-ci formaient un bloc indissociable et il n'était guère concevable que l'une d'entre elles fit bande à part et envisageât son avenir indépendamment des autres.

Parmi les autonomistes, beaucoup rêvaient de transformer les Pays-Bas méridionaux en confédération catholique indépendante, une fois ceux-ci libérés du joug de l'Espagne : ils tablaient sur l'appui de la France sans ignorer la voracité de cette dernière et en étant parfaitement conscients du fait qu 'il leur faudrait faire des concessions territoriales. D'autres, nostalgiques de la Grande Néerlande, voulaient revenir au temps béni de la «Pacification de Gand»[1] et, par la conclusion d'un traité avec les Hollandais, aboutir à l'union des dix-sept provinces des Pays-Bas. Compte tenu du climat d'intolérance religieuse qui régnait à l'époque, la perspective d'un rapprochement avec les hérétiques calvinistes des Provinces-Unies faisait se dresser les cheveux sur la tête à quantité de «Belges», viscéralement attachés au catholicisme. Aussi est-ce le projet d'une république catholique indépendante composée de cantons semblables à ceux de la Suisse qui remporta l'adhésion de la majorité.

Le château du Biez devient alors un nid de comploteurs. Le Prince d'Epinoy y accueille tour à tour le doyen Carondelet, le Baron de Noyelles, le seigneur de Maulde, le Baron de Crèvecoeur, le Duc de Bournonville, des agents secrets français. .. Des porteurs de messages secrets venant de toutes les directions arrivent à Wiers.

A la fin du mois de juin 1632 se tint nuitamment dans notre région, dans le petit village de Basècles situé à quelques encablures de Péruwelz, une réunion importante à laquelle assista, dans le plus grand secret, le gratin des conjurés. Le trompette du Prince d'Epinoy, Gaston-Albert Moucquet, rapporte que, cette nuit-là, son maître «sortit de Biez de grand matin à deux heures après minuict en son carosse, accompagné seulement de son escuier et son homme de chambre, sans autre suite». David Boudart signale avoir appris des domestiques de Guillaume de Melun que l'aristocrate fit arrêter l'attelage à un quart de lieue de l'endroit où se réunissait l'assemblée, par souci de discrétion, et continua son chemin à cheval avec son écuyer, le dénommé Joing. Le seigneur du Biez s'entretint en ce lieu mystérieux avec le Comte d'Egmont qui avait réclamé sa présence car « il s’agissait de sa vie, honneur et bien » et d'autres personnalités qui, selon ses propres termes, «avoient la moustache bien faicte ! » Les conversations se poursuivirent tard dans la matinée et ce n'est que sur 1'heure de midi que le Prince rentra enfin dans son château de Wiers.

Forts des contacts noués en secret avec le Cardinal de Richelieu par l'entremise du doyen Carondelet, nos conspirateurs séparatistes se crurent assurés de l'appui de la France. Le premier ministre de Louis XIII avait en effet eu l'habileté de feindre de soutenir le projet de transformation des Pays-Bas en confédération catholique indépendante et cette preuve de désintéressement avait plu aux insurgés. Richelieu ne tenait cependant pas à se compromettre avant que les conjurés n'eussent fait la preuve de leur puissance. Le principal objectif que poursuivait ce politicien madré en faisant miroiter aux insurgés une intervention française était de leur faire croire à la réussite finale de leurs machinations et d'entretenir de la sorte un climat d'agitation dans les «Flandres» pour affaiblir l'Espagne, avec laquelle le royaume de Louis XIII n'était pas encore officiellement en guerre. Pour flatter la vanité du Prince d'Epinoy, le roi de France Louis XIII avait été jusqu'à promettre de le gratifier des titres de Duc et de Pair de France en cas de succès du complot.

Faute d'enthousiasme, d'abnégation et de meneur énergique, la conjuration échoua cependant lamentablement. La défection du Duc d'Aarschot Philippe d'Arenberg qui était le membre le plus influent du Conseil d'Etat et que les conspirateurs avaient pressé de prendre la tête du mouvement insurrectionnel porta un coup dur au parti des révoltés. Utilisant la tactique éprouvée qui consiste à diviser pour mieux régner, l'Infante Isabelle convoqua les Etats Généraux en septembre 1632 et réussit ainsi à isoler davantage les grands seigneurs en dissociant leur cause de celle des députés provinciaux: en accédant à la requête principale de ces derniers, à savoir engager des pourparlers de paix avec les Hollandais, elle put en effet leur faire constater par eux-mêmes que la responsabilité de la poursuite de la guerre n'incombait pas à l'Espagne mais aux Provinces-Unies. Par ailleurs, pour lâcher du lest, la Gouvernante avait avec beaucoup d'opportunisme éliminé les Espagnols de la Commission d'Etat et de Guerre au profit des autochtones : le seul Espagnol à en faire encore partie en 1632 était le commandant en chef Aytona. Enfin la cause des insurgés était enfermée dans un cercle vicieux : les conspirateurs attendaient en effet, pour déclencher la révolte, que la France intervînt à leurs côtés alors que la France ne tenait pas à s'engager militairement tant que les comploteurs n'auraient pas fait la démonstration de leur force. Compromise dès le début par les hésitations, l'amateurisme, le manque de charisme et la légèreté de ses chefs, la sédition des nobles belges ne bénéficiait pas du soutien des masses populaires restées loyalistes envers et contre tout ; le manque de détermination et de désintéressement de ses meneurs lui fit perdre peu à peu la sympathie des nombreux patriotes que l'incurie du régime espagnol aurait pu faire basculer dans le camp de la révolte. Au printemps de 1633, la fronde de l'aristocratie belge trouva son épilogue dans la tragédie de Bouchain : comme il l’avait déjà fait de façon inconsidérée au mois de juillet de l’année précédente, le gouverneur de la place, le Baron de Noyelles, en refusa l'accès aux troupes espagnoles. Alors que, la première fois, il avait eu la prudence de faire marche arrière, voyant que les grands seigneurs belges, indécis, ne faisaient pas mine de prendre les armes contre l'Espagne, cette fois-ci, il s'entêta, se croyant plus fort qu'il n'était en réalité. Malheureusement pour lui, il se heurta à une réaction beaucoup plus musclée du gouvernement qui, entre-temps, avait gagné de l'assurance. Son insoumission lui valut d'être étendu raide mort par un coup de crosse de mousquet, pour n'avoir pas voulu se rendre aux soldats venus l'arrêter.

La répression pourtant limitée qui s'ensuivit intimida et découragea les autres conspirateurs. La France se retira alors de la partie, sachant qu'elle n'avait plus rien à espérer des frondeurs, complètement désemparés. Elle dispersa les troupes qu'elle avait amassées à la frontière nord pour un éventuel appui aux insurgés.

S'étant abstenus de toute action compromettante, les principaux comploteurs - dont le Prince d'Epinoy - ne furent cependant pas inquiétés par les autorités, jusqu'à ce qu'au mois de novembre 1633, le sinistre Balthazar Gerbier, diplomate véreux en poste à Bruxelles qui avait autrefois proposé à Richelieu de lui servir d'intermédiaire auprès des nobles belges, vendît au gouvernement de Madrid, par goût du lucre, les secrets de la conjuration auxquels il avait été initié comme un complice.

La machine judiciaire se met alors inexorablement en branle. Le 31 janvier 1634, le roi d'Espagne Philippe IV demande au Marquis d'Aytona, gouverneur général intérimaire des Pays-Bas espagnols depuis la mort de l'Infante Isabelle survenu le 1er décembre précédent, et à Pierre Roose, chef-président du Conseil Privé, de diligenter une enquête générale sur la conspiration avortée. Il est permis de penser que le procès de 1634 fut une conséquence indirecte du décès de la Gouvernante en ce sens qu 'il a été un moyen, pour le régime espagnol, de terroriser la noblesse afin de l'empêcher de se détacher davantage de l'Espagne maintenant que l'Archiduchesse Isabelle n'était plus là pour la retenir. Universellement appréciée, la Gouvernante avait en effet de son vivant incité nombre de " Belges " à une loyauté d'ordre sentimental, dictée par le seul amour de sa personne, envers le gouvernement de Madrid. Le 18 mars suivant, le monarque ordonne au marquis d'Aytona de procéder à l'arrestation immédiate des Princes d'Epinoy et de Barbençon ainsi que de tous ceux qui auraient trempé gravement dans le complot.

 

COMMENT LE SEIGNEUR DU BIEZ A ECHAPPE AU CHÂTIMENT

Comment Guillaume de Melun fut-i1 prévenu de la terrible menace qui pesait sur lui? C'est ce que nous allons maintenant relater, en démentant catégoriquement la version que donne de cet événement l'historien local Jules RENARD.

Dans son Histoire de la commune de Wiers[2], Jules RENARD rapporte que, selon une tradition orale qui circulait encore dans le village en question à l'époque où il écrivait, le Prince d'Epinoy avait été averti du mandat d'arrêt délivré à son encontre alors qu'il festoyait au château du Biez en compagnie de plusieurs grands seigneurs qu'il croyait ses amis mais qui, traîtreusement, avaient conçu le projet de s'emparer de lui pour le livrer aux autorités espagnoles. Au milieu des préparatifs du dîner, un brave valet du Prince avait, par bonheur, surpris les paroles de plusieurs membres du personnel du château qui s'attendrissaient sur le funeste sort du maître des lieux, si jeune encore et voué à une mort certaine. Ne faisant ni une ni deux, le fidèle serviteur, inquiet de la terrible menace qui pesait sur le Prince, sella alors précipitamment deux chevaux et, feignant une grande douleur, fit irruption dans la salle du banquet. «Monseigneur, dit-il, votre cheval, votre beau cheval que vous aimez tant se meurt ! Hâtez-vous, venez vite, si vous voulez le voir encore vivant! » L'aristocrate se leva de table, malgré les protestations de ses faux amis qui cherchaient à le retenir. «Dans cinq minutes, je suis à vous ! », leur assura-t-il, en déposant sa montre sur une assiette. Une fois dehors, le domestique l'informa de l'odieux guet-apens qu'on lui avait tendu. Sans perdre une minute, nos deux compères montèrent à cheval, piquèrent des éperons et prirent la clef des champs. Sur ces entrefaites, les convives, s'impatientant de la longue absence de leur hôte, s'étaient mis à sa recherche mais n'eurent que le temps de voir les silhouettes des deux fuyards s'estomper dans la nuit. Ulcéré d'avoir été ainsi berné, l'un des invités aurait alors crié à l'adresse de Guillaume de Melun ces paroles de dépit: «Va-t'en! va-t'en, prince sans cœur ! » A quoi le fugitif aurait mâlement rétorqué: «Mieux vaut être prince sans cœur que prince sans tête! » avant de se sauver à toute bride.

Pour belle qu'elle soit cette légende n'a pas le moindre fond de vérité. En réalité, le Prince d'Epinoy ne se trouvait pas dans son château du Biez, mais à Trélon, en Avesnois, lorsqu'il apprit le péril qui le guettait. Il était en effet attendu pour le 28 avril 1634 à l’abbaye bénédictine de Liessies,  située à un jet de pierre de là, où il avait été invité à dîner. A cette époque, l'Avesnois appartenait encore aux Pays-Bas espagnols. Ce n'est qu'en 1659, avec le Traité des Pyrénées, que cette terre hennuyère passera à la France.

Ce fut au Cardinal de Richelieu lui-même que Guillaume de Melun dut d'être averti que sa vie était en danger. A Madrid, l'ambassadeur de France, le Comte de Barrault, avait eu vent des ordres expédiés dans les Pays-Bas. Il avait aussitôt dépêché un messager exprès à la Cour de Louis XIII pour le prévenir que «l'on avoit pris résolution de se saisir de la personne du Prince d'Espinoy et d'autres seigneurs de ce pais». Son message arriva à Paris au moment même où le courrier espagnol traversait la capitale du Royaume de France pour rejoindre Bruxelles. En toute hâte, Richelieu envoya alors son agent secret le sieur d'Avancourt à la frontière nord pour informer le Prince d'Epinoy, le Prince de Barbençon, le Duc de Boumonville et le Baron de Crèvecoeur qu'un mandat d'arrêt avait été décerné contre eux par les autorités de Madrid et que la France leur offrait dès lors l'asile politique et la protection toute spéciale du Cardinal. Le message de Richelieu avait été griffonné au dos d'une lettre déchirée. Il avait en effet fallu agir vite et, dans la précipitation, on n'avait rien trouvé d'autre que ce bout de papier. Sous le pseudonyme de Du Bois, notre barbouze - «un grand homme noir d'environ 30 ans» - gagna, en chaise de poste, la ville frontière du Catelet, à mi-chemin entre Saint-Quentin et Cambrai. De cette localité, il dépêcha à Wiers son laquais, un certain Gilles, natif de Tirlemont, qui avait fait le voyage avec lui. Pour lui, en effet, il était clair que Guillaume de Melun se trouvait dans son château du Biez. Arrivé sur place, cependant, notre valet ne put que constater l'absence du maître des lieux. Il accrocha alors le majordome du Prince, Monsieur de Baillencourt, et lui signala qu'il avait un «message d'importance» à communiquer à son maître, que les Espagnols cherchaient à le faire prisonnier et qu'il lui fallait donc le voir dans les plus brefs délais. Baillencourt l'informa que le Prince était en ce moment soit à Avesnes-sur-Helpe «où il estoit allé pour lever du fonds [sic] de baptesme l'enfant du Gouverneur», [=pour tenir l'enfant du Gouverneur - le Baron de Crèvecoeur - sur les fonts baptismaux, autrement dit en être le parrain], soit, non loin de là, à Trélon. Comme Gilles avait fait à pied la route du Catelet à Wiers et qu ‘ « estant las pour la diligence qu'il avoit faict,, il ne pouvoit plus marcher», on lui prêta un cheval de l'écurie du Prince et, enfourchant aussitôt sa monture, notre laquais prit, à bride abattue, la destination de l'Avesnois.

Les choses s'étaient passées tellement vite que le maître d'hôtel n'avait pas eu le temps d'analyser sereinement la situation. A peine Gilles avait-il disparu qu'il tint conseil avec l'écuyer et l'aumônier du Prince pour décider de la conduite à adopter. A y bien réfléchir, 1'histoire du laquais paraissait maintenant suspecte aux trois hommes et ils n'osaient pas y «adiouster pleine foy». Par prudence, ils convinrent que l'un d'entre eux - Baillencourt - irait rejoindre Guillaume de Melun en Avesnois pour l'entretenir en personne de l'affaire. Le majordome s'exécuta avec une telle diligence qu'il rattrapa Gilles en chemin et, le distançant, arriva une heure avant lui à Trélon, à la tombée de la nuit. Le Prince logeait en effet au château de la localité, chez la Marquise de Trélon, Albertine de Ligne-Arenberg, veuve de Herman-Philippe de Mérode, comte de Beaucarmez et marquis de Trélon, qui était la marraine du fils du Baron de Crèvecoeur au baptême duquel il venait d'assister comme parrain. De peur d'éveiller les soupçons d'éventuelles personnes malintentionnées, Baillencourt jugea préférable de «faire l’incognu» (= garder l'incognito) et de parler à son maître à l'écart. Celui-ci, en dépit du choc causé par ces nouvelles alarmantes, conserva heureusement son sang-froid et parvint à faire semblant de rien. Gilles, parvenu sur ces entrefaites à destination, confirma au Prince le récit que son majordome venait de lui faire en y ajoutant «les particularités que son maistre (=le sieur d'Avancourt) l'avoit enchargé de porter de bouche ». Par mesure de sécurité, le laquais ne portait en effet aucun document écrit par-devers soi. Il était cependant déjà temps d'aller se coucher. Il fut convenu que, pour n'alerter personne, Baillencourt et Gilles ne se mêleraient pas aux domestiques du Prince qui logeaient au château mais passeraient la nuit au village.

Le lendemain matin, 28 avri11634, Guillaume de Melun «fit atteller son carosse et y mectre le bagage qu'il avoit avec luy, avec quelque peu de provision d'argent, moindre que ledit Prince n'estoit accoustumé de mener avec luy en voiageant, et partit du chasteau de Treslon sur les neuf heures de matin, un chascun croiant qu'il partoit pour retourner au Biez». Il est vrai qu'il était censé ce jour-là aller dîner chez les Bénédictins de Liessies puis de là retourner directement à Wiers.

Une heure avant son départ, le Gouverneur d'Avesnes était arrivé à Trélon et, tout en se promenant avec lui pendant une bonne demi-heure dans la cour du château, s'était entretenu avec le Prince de la conjoncture pour le moins préoccupante.

Guillaume de Melun sortit seul du château en carrosse. A peine en avait-il franchi le portail qu'il tomba sur le Gouverneur de Chimay , Philippe de Massiet, qui avait d'importantes informations à lui fournir, «touchant le Prince de Chimay, duquel ledit Prince d’Espinoy estoit curateur». «Luy aiant faict la révérence», le Gouverneur de Chimay demanda au Prince d'Epinoy «s'il partoit et s’il ne retoumeroit plus au chasteau». Le seigneur du Biez lui ayant répondu par la négative, Massiet rétorqua qu’« il estoit marry [=attristé] d'autant qu'il avoit des choses à communiquer concernans le service de son maistre (le Prince de Chimay]». Pour ne pas perdre de temps, Guillaume de Melun le fit monter dans la voiture où il pourrait lui expliquer à son aise et en long et en large ce qui l'amenait. Le carrosse fit ensuite un arrêt au village de Trélon, le temps d'embarquer Baillencourt et Gilles qu'il avait été convenu la veille de prendre en passant, pour des raisons de discrétion. Après avoir fait quelques détours pour donner le change à ceux qui auraient pu l'épier, « le carosse aiant rôdé à l’entour du village, faisant un circuit», le Prince d'Epinoy prit la direction de la France. Philippe de Massiet eut beau demander à plusieurs reprises au seigneur du Biez où il s'en allait, celui-ci resta évasif, se contentant de répondre énigmatiquement : «Vous le scaures bientost ! » Le Gouverneur de Chimay, remarquant que le Prince «estoit pensif et triste, mesmes laissoit des larmes», s'enquit alors du motif de son chagrin. L'aristocrate lui répliqua qu'une attaque de goutte lui faisait souffrir le martyre. A l'approche du bois dit du «Trou du Ferron» qui marquait la frontière avec la France, le Prince d'Epinoy envoya en éclaireurs son trompette Gaston-Albert Moucquet et son majordome le sieur de Baillencourt, les chargeant de le précéder d' «environ un traict de mousquet» pour «recognoistre s'il[s] ne découvreroi[en]t aucunes personnes et en tel cas l'advertir». Cette «patrouille de reconnaissance» ne rencontra heureusement aucun élément hostile. Le seigneur du Biez était inquiet parce qu'il avait appris que trente soldats espagnols de la compagnie du Comte de Salazar, «qui estoient venus, comme le bruict courroit, pour poursuivre la Princesse de Chimay, laquelle s'estoit eschappée», cantonnaient dans la localité toute proche de Glageon. Philippe de Massiet tenta de le rassurer, lui certifiant qu'il n'avait rien à craindre car ces militaires avaient pour seule mission d'appréhender la Princesse de Chimay; ils se trouvaient là pour obtempérer à un ordre secret du Marquis d’Aytona qui leur enjoignait de mettre la main sur la conspiratrice; ils venaient d'ailleurs juste de se rendre dans ce but à Chimay mais en pure perte car la Princesse n 'y était plus. Les propos du Gouverneur de Chimay ne réussirent pas, toutefois, à appaiser les angoisses de Guillaume de Melun qui protesta que la Princesse était pour le moment à Saint-Trond, et que, dès lors, «en vain on la venoit recercher en ce quartier-là». Il descendit alors du carrosse pour enfourcher un destrier, imité en cela par Philippe de Massiet. Ainsi, au cas où la soldatesque espagnole fondrait sur la petite troupe pour s'emparer de lui, il pourrait prendre plus rapidement la poudre d'escampette. Ayant pénétré d'une demi-lieue en territoire français, le seigneur du Biez mit enfin pied à terre. Il appliqua alors une tape amicale sur l'épaule du Gouverneur de Chimay et lui déclara: «Je m' en vay en seureté et ay des advis asseurés que je le dois faire».Il resta cependant vague et, devant l'étonnement de son interlocuteur, inventa, pour le rasséréner, qu'il avait l'intention d'«aller vers Monstreuil à la Véronique», autrement dit d'aller vénérer la relique de la Sainte Face conservée à l'abbaye cistercienne de Montreuil, en Soissonais. Il s'agissait d'une copie détruite à la Révolution Française et considérée par beaucoup, sous l'Ancien Régime, comme la relique originale - du fameux «Voile de Sainte Véronique» (le linge dont la sainte épongea le visage tuméfié du Christ montant vers le lieu de son supplice, et qui en a gardé l'empreinte) dont s'enorgueillit la basilique Saint-Pierre de Rome.

Le Prince demanda alors à un domestique de lui apporter un encrier, une plume et du papier et rédigea un petit billet sibyllin à l'attention de son frère Henri-Anne, vicomte de Gand. Le message était libellé en ces termes: ..Nostre compère [autrement dit Philippe de Massiet, d'un enfant duquel le Prince d'Epinoy et le Vicomte de Gand étaient les parrains] vous dira où il m’a laissé, et où je vai. Si vous me faictes tenir de vos nouvelles, ce sera par la voie du + [code désignant un dénommé Lacroix, homme de confiance de Guillaume de Melun à Paris]. Aymés-moy tousiours comme je vous aymeray toute ma vie, ce 28 d'avril 1634 ».

Le Gouverneur de Chimay prit alors congé de Guillaume de Melun, sans que ce dernier daignât l'éclairer davantage sur sa destination véritable, si ce n'est qu'il lui demanda quelle était la distance qui les séparait de la ville de Guise.

L'équipage atteignit dans la soirée cette petite ville de Thiérache occupant un site agréable au creux de la vallée de l'Oise. Le Prince s'y fit passer pour « un gentilhomme du Pays-Bas nommé Beauregard » et demanda à ses domestiques d'accréditer ce pseudonyme en le donnant comme l'identité réelle de leur maître si on les interrogeait à ce sujet. Soupçonneux, le gouverneur de la place de Guise ne s'en laissa pas conter et fit garder par une troupe de cent hommes l'hôtellerie où était descendu l'aristocrate. Celui-ci envoya alors Gilles prévenir le sieur d'Avancourt au Catelet pour qu'il le sortît de cette mauvaise passe mais le laquais se fit intercepter par des soldats aux portes de la ville.

Après qu'il leur eût expliqué la situation, deux officiers furent dépêchés au Catelet pour y alerter l'agent secret de Richelieu mais ils n'eurent pas besoin de se rendre jusque là: ils rencontrèrent en effet en chemin d’Avancourt qui, prévenu par la rumeur publique que le Prince d'Epinoy logeait à Guise, avait pris les devants et chevauchait en direction de cette localité. Son intervention ayant dissipé la méfiance du gouverneur, notre grand seigneur en exil put poursuivre librement sa route et arriva à Saint-Quentin, dans la journée du 29 avril 1634. A son homme de confiance David Boudard qui, de retour de Paris où il venait de conduire deux des fils du Prince d'Epinoy, l'un à l'Académie du sieur de Benjamin, l'autre au Collège de Navarre, l'y attendait. Guillaume de Melun put dire : «Vous voiés où je suis: j'ay esté constrainct de me retirer du Pays-Bas sur les advis que i'ay eu qu'on me vouloit arrester ».

Désormais, il était hors de portée de la vindicte du régime espagnol.

Quelques jours plus tard, Philippe de Massiet vint apporter au Vicomte de Gand le message que lui avait confié le seigneur du Biez. Peu pressé de prendre connaissance de la teneur du billet, le Vicomte, qui était en train de banqueter et ne tenait pas à perturber la fête, s'exclama devant les convives: « Mon compère m'apportera des nouvelles de la santé de mon frère et pourveu qu'elles soient bonnes! Ne parlons que du disner ! ». A l’issue du dîner, le Gouverneur de Chimay put enfin remettre à l’amphitryon la missive que lui faisait parvenir son frère. Le Vicomte lui demandant : «Qui at-il dans ce billet?», Philippe de Masssiet le lui lut. Le maître de maison fit alors porter le message « près de son oreiller » et grommela d’un air désabusé : «  Ne parlons poinct d'affaire car je n’ y puis poinct apporter de remède…»     

Pendant que le Prince d'Epinoy s'enfuyait en France, le Marquis de Fuentès vint investir le château du Biez avec des troupes d'infanterie et de cavalerie. Souffrante, retenue dans ses appartements, la Princesse d'Epinoy ne put qu ‘à grand 'peine obtenir la permission de rester dans la forteresse ancestrale avec deux ou trois de ses serviteurs. Impuissante, elle dut assister à la mise à sac de sa demeure. La soldatesque entassa sur une douzaine de chariots réquisitionnés dans le village de Wiers tout ce sur quoi elle pouvait faire main basse : une somme de quatre cents mille écus, des argenteries, des meubles précieux, des tapisseries: la malheureuse épouse de l'aristocrate fugitif ne fut même pas autorisée à conserver un petit service en argent marqué à ses armes pour son usage personnel. Courageuse, elle fit tout ce qu'elle put pour sauver ce qui pouvait encore l'être : elle disputa lambeau par lambeau son patrimoine au fisc rapace; elle protesta contre les agissements grossiers du soldat Alphonse de Lannoy dit " Mars" qui avait chassé son aumônier, qu'elle avait espéré pouvoir laisser au Biez pour garder le château; elle intercéda pour que son mari fût jugé par ses pairs, les chevaliers de la Toison d'Or... Après avoir tenu compagnie pendant quelque temps à Enghien à sa mère et à sa belle-sœur Marie-Cléophée de Hohenzollern, elle sollicita ensuite avec succès auprès du Marquis d'Aytona la permission de rejoindre son époux à Saint-Quentin car, faute de cette permission, elle aurait été aussi considérée comme fugitive et tout ce qu'elle possédait encore aurait été confisqué.

Emestine d'Arenberg avait réussi à limiter le désastre et à faire passer en France certains des biens du couple qui avaient échappé à l'avidité des Espagnols. Le trompette Gaston-Albert Moucquet rapporte que « la Dame Princesse d'Espinoy a faict conduire en France quantité des meubles du chasteau de Biez et que l’homme de chambre de ladite Dame, nommé Maistre Glaude Loys, est venu deux ou trois fois à Saint-Quintin, comme le déposant (c'est-à-dire lui-même, Gaston-Albert Moucquet, qui dépose en justice] a veu, avec des chariots chargés de tapisseries, licts de champs et autres meubles ».

De son lieu d'exil, le Prince d'Epinoy suivra les affaires des Pays-Bas, jusqu’à sa mort survenue le 8 septembre 1635 par suite d'une " fièvre pourprée ", à l'âge de quarante-sept ans. Pendant qu'il passait le peu de temps qui lui restait à vivre à chercher à nuire au régime espagnol, son procès s'instruisait devant le Grand Conseil de Malines, seul tribunal compétent pour juger un conseiller d’Etat.

Les chefs d'accusation étaient multiples : malversations commises à l'époque où il exerçait les fonctions de grand bailli de Hainaut et vente d'emplois subalternes; manifestation publique de son mécontentement envers l'Infante Isabelle quand celle-ci lui avait retiré, sans dédommagement, sa charge de grand bailli; atteinte à l'autorité du roi d'Espagne et contacts de caractère séditieux avec de hauts personnages du royaume de France; recrutement d'éléments factieux; complicité avec le Baron de Noyelles; enlèvement et détention pendant plusieurs jours d'un bourgeois de Cambrai après sa fuite en France; attentat perpétré à la citadelle de Namur; publication et diffusion d'un pamphlet intitulé « La plaincte des Flamengs ». Le verdict tomba le 2 mai 1635 : le Prince d'Epinoy fut condamné par contumace, pour crime de lèse-majesté, à la décapitation sur un échafaud.

L'épisode consternant de la conspiration des nobles belges contre l'Espagne sonna le glas de l'aristocratie des Pays-Bas méridionaux. A dater de ce moment, la haute noblesse, complètement matée, courba l'échine devant l'absolutisme espagnol, renonça à toute velléité d'indépendance et céda la place, dans les Conseils de gouvernement, aux robins qu'elle honnissait tant.

 

Comme le résume excellemment le grand Henri PIRENNE, « son équipée ne servit, en définitive, qu'à accentuer la victoire du principe monarchique, à réduire le Conseil d'Etat au rôle d'un simple corps de parade et à transporter ses attributions au Conseil Privé ". Désormais, le personnage le plus important des " Flandres " serait Pierre Roose, chef-président du Conseil en question, qui avait déployé un si grand zèle pour châtier les coupables...

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Henri PIRENNE estime, dans sa monumentale Histoire de Belgique des origines à nos jours que l'épisode du complot de la noblesse belge contre le régime espagnol " mériterait [...] une étude approfondie pour laquelle les documents ne manquent pas ". De fait, les modestes recherches que nous avons effectuées pour rédiger cet article nous ont fait entrevoir l'extraordinaire richesse des sources d'archives qui existent encore sur ce sujet. Alléché par cette documentation abondante, nous comptons d'ailleurs creuser la matière pour apprendre à mieux connaître la singulière personnalité du Prince d'Epinoy. Le lecteur désireux d'approfondir le contexte et les circonstances de la conjuration des nobles trouvera quantité d'informations dans les ouvrages suivants :

 

PP. FREDEGAND D'ANVERS, Etude sur le Père Charles d'Arenberg, frère-mineur capucin (1593-1669), Paris-Rome, 1919 (La vie religieuse et familiale en Belgique au XVIIe siècle);

 

P. GEYL, Een verzuimde kans : Noord en Zuid in 1632, dans le recueil d'articles de l'auteur en question Kernproblemen van onze geschiedenis. Opstellen en voordrachten : 1925 -1936, Utrecht, 1937, pp. 42.64;

 

M. P. HENRARD, Marie de Médicis dans les Pays-Bas : 1631 - 1638, Anvers, 1875 (Annales de l’Académie d’Archéo1ogie de Belgique, t. 31 (3e sér. t. I ) ;

 

P. JANSSENS, L'échec des tentatives de soulèvement aux Pays-Bas sous Philippe IV (1621-1665), dans Revue d'histoire diplomatique, t. 92, 1978, pp. 110.129 (Actes du colloque de l'Institut d'Histoire de l'Université de Picardie, Chantilly, septembre 1977 : " La crise européenne du XVII' siècle ");

 

ID., La fronde de l'aristocratie belge en 1632, dans Rebelion y resistencia en el mundo hispanico del siglo XVII, éd. W. THOMAS et B. DE GROOF, Louvain, 1992 (Avisos de Flandes, l), pp. 23-40 (Actes du colloque international de Louvain. 20-23 novembre 1991);

 

Th. JUSTE, Conspiration de la noblesse belge contre l'Espagne en 1631, Bruxelles, 1851;

 

J. LEFEVRE, art. MELUN (Guillaume de), dans Biographie Nationale [de Belgique], t. 30 (supplément t. 2 fasc.2), Bruxelles, 1959, col. 572-575;

 

A. LEMAN, Contribution à l'histoire de la conspiration des nobles belges en 1632, dans Mélanges de philologie et d'histoire publiés à l’occasion du cinquantenaire de la Faculté des Lettres de l’Université Catholique de Lille, Lille, 1927, pp. 121-157 (Mémoires et travaux publiés par les professeurs des Facultés Catholiques de Lille, fasc. 32);

 

H. PIRENNE. Histoire de Belgique des origines à nos jours. t. 2 : De la mort de Charles le Téméraire à la Paix de Münster, éd. illustrée par F. SCHAUWERS et J. PAQUET. Bruxelles (La Renaissance du Livre). s. d.,  pp. 404-406;

 

M. de VILLERMONT, Grands seigneurs d'autrefois : le Duc et la Duchesse de Bournonville à la Cour de Bruxelles, Bruxelles -Roulers -Paris, 1904;

 

ID., L'Infante Isabelle, Gouvernante des Pays-Bas (préface par G. KURTH), t. 2, Tamines - Paris, 1912;

 

A. WADDINGTON, La République des Provinces-Unies, la France et les Pays-Bas espagnols de 1630 à 1650, t. 1 (1630-1642), Paris, 1895 (Annales de l'Université de Lyon, X -1).

 



[1] On se souviendra que, le 8 novembre 1576, en pleine révolution contre l’Espagne, les Etats Généraux, composés des délégués de toutes les provinces du Sud des Pays-Bas et des mandataires attitrés de la Hollande et de la Zélande, ont, dans un accord unanime, signé à l’hôtel de ville de Gand où ils s’étaient réunis, un pacte décisif que l’Histoire a retenu sous le nom de « Pacification de Gand ». Par cette convention, il était décidé de mettre une sourdine aux dissenssions religieuses fratricides entre catholiques et calvinistes et de faire passer l’intérêt national avant les querelles confessionnelles.

[2] Jules Renard, Histoire de la Commune de Wiers, Péruwelz, 1887, pp.56-57


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