Un pourfendeur d'hérétiques : Pierre de Werchin, seigneur du Biez

 

 

 

Par Michel DELTENRE

 

 

Pierre, seigneur de Werchin et de Jeumont, baron de Cysoing, marquis de Roubaix, sénéchal héréditaire de Hainaut, chambellan de l'empereur Charles-Quint, chevalier de l'ordre de la Toison d'or, n'était pas un piètre personnage. Zélé serviteur de la couronne d'Espagne, il avait de hautes responsabilités militaires, notamment dans le duché de Luxembourg, dont il était gouverneur et capitaine général. Marié à Hélène de Vergy, fille de Guillaume de Vergy, seigneur de Champlitte et de Saint-Dizier, maréchal et sénéchal de Bourgogne, il laissait souvent à son épouse le soin d'administrer son marquisat de Roubaix, accaparé qu'il était par ses nombreuses charges. Le cri de guerre des Werchin était : «Haynnault !». Leur devise était: «Non sans cause. Werchin». Les armoiries de leur maison portaient d'azur au lion d'argent, armé et lampassé de gueules et billeté de même.

La fille de Pierre de Werchin, Yolande, avait épousé Hugues de Melun, premier prince d'Epinoy. Au décès de son gendre, survenu en 1553, le sénéchal de Hainaut lui succéda immédiatement dans sa charge prestigieuse de gouverneur de Tournai (bien qu'il ne fût officiellement investi de cette dignité que le 22 octobre 1555).

Le domaine seigneurial du Biez, à Wiers, n'était pas la moindre de ses possessions. Le château du Biez, la puissante forteresse heptagonale qui dominait la seigneurie, lui servait d'ailleurs habituellement de résidence.

Pierre de Werchin était apprécié dans les milieux ecclésiastiques pour l'ardeur qu'il mettait à combattre le protestantisme. Le fait suivant l'atteste de façon éloquente: le 18juin 1556, annonçant le décès du sénéchal survenu le dimanche 14 juin précédent, le père jésuite Bernard Olivier écrit à Pierre Ribadeneyra, l'envoyé de saint Ignace de Loyola dans les Pays-Bas, que Pierre de Werchin a rendu l'âme «avec grande piété, au point qu'il voulut répondre lui-même, tandis qu'on lui donnait l'extrême-onction». Dans sa lettre, le religieux recom- mande le défunt aux prières de son correspondant. En effet, signale-t-il, «il était notre ami et zélé pour la foi catholique ».

 

L'affaire des protestants de Roubaix.

En 1549, notre aristocrate fait enfermer à titre exceptionnel dans son château du Biez ( «par prison empruntée» ) un quarteron de protestants qu'il a appréhendés sur ses terres de Roubaix pour obtempérer à un ordre de la gouvernante des Pays- Bas, Marie de Hongrie. Le sénéchal de Hainaut ne badinait pas avec les délits d'hérésie et l'affaire lui semblait d'ailleurs si importante qu'il s'était rendu en personne à Roubaix, avec son beau-fils le prince d 'Epinoy, pour procéder à l'arrestation des schismatiques.

Si Pierre de Werchin doit éloigner ses prisonniers de la région lilloise et les faire passer en territoire hennuyer, en empruntant les geôles du Biez pour les y incarcérer provisoirement, c'est qu'il y est acculé par la conjoncture. Il aurait en effet été logique que les quatre délinquants religieux - Mahonce du Gardin et sa femme Françoise, Hacquinot du Pont et Willotin du Coulembier - eussent été emprisonnés sur le territoire de la seigneurie où ils avaient commis leur délit pour qu'ils pussent être jugés par le tribunal seigneurial local du sieur de Werchin.

En fait, cette mesure d'exception à laquelle était contraint le sieur de Werchin était dictée, d'une part par l'absence, dans la région lilloise, d'inquisiteurs qui pussent émettre un avis autorisé sur la nature de la dissidence religieuse des inculpés et, d'autre part, par le peu de confiance qu'inspiraient au sénéchal de Hainaut les geôles roubaisiennes: en effet, la châtellenie de Lille était infestée de calvinistes et un coup de main d'exaltés tentant de libérer leurs coreligionnaires était toujours à craindre. Il n'était en outre pas exclu que les juges roubaisiens fussent, sinon acquis à la Réforme, du moins enclins à la mansuétude à l 'égard de ces délinquants d'un genre particulier. Le comté de Hainaut, en général, où le calvinisme était moins solidement implanté, et l'impressionnante et redoutable place forte hennuyère du Biez, en particulier, offraient de tout autres garanties de sécurité.

Il semblerait que Pierre de Werchin ait eu l'intention dans un premier temps de juger les quatre prévenus à Wiers. Dans son esprit, comme les deux seigneuries lui appartenaient, il importait peu que justice fût rendue par son tribunal seigneurial de Roubaix ou par celui du Biez. L'essentiel était qu'il fit son devoir de seigneur haut justicier et qu'il punît comme il convenait ces hérétiques qui avaient offensé tant la majesté du Seigneur que la personne de l'Empereur: en transgressant les décrets de ce dernier et en perturbant de la sorte l'ordre public, ils faisaient en effet insulte au souverain qui était censé défendre la foi catholique et veiller aux intérêts de Dieu sur la terre.

Ses prisonniers lui donnèrent du fil à retordre. «Détenuz à grant frais et continuelles sollicitudes», ils tentèrent à diverses reprises de s'évader, ce qui occasionna au sénéchal de Hainaut des frais supplémentaires et lui causa des soucis dont il se serait bien passé.

Pierre de Werchin souhaitait que ce fût le Grand Bailli de Hainaut en personne, Charles, comte de Lalaing, qui dirigeât le procès. Il convoqua plusieurs fois au Biez les «inquisiteurs résidens en Haynnau» afin qu'ils l'éclairassent de leurs lumières théologiques. Occupé par d'autres affaires relevant du devoir de son office, il n'avait pas le temps, en effet, de se pencher sur les subtilités de la théologie pour pouvoir être capable d'identifier lui-même avec précision les doctrines hétérodoxes des détenus. Ces inquisiteurs appelés en renfort à Wiers, dont l'identité n'est pas indiquée dans nos sources, étaient sans doute Nicolas Houzeau, prieur du Val-des-Ecoliers à Mons, et ses deux substituts, Jean Fabry, doyen de Saint-Germain à Mons, et Jean Bonhomme, chanoine à la même église.

Cependant, les juges de son tribunal de Roubaix ne l'entendaient pas de cette oreille, s'estimant à juste titre seuls compétents pour connaître du dossier; il semble qu'ils aient réclamé que les hérétiques fussent déférés devant leur cour de justice. En tout cas, par une lettre écrite au château du Biez le 7 novembre 1549, Pierre de Werchin signale au Grand Bailli de Hainaut qu'il a dépêché son gendre le prince d'Epinoy à Roubaix pour remettre les trois prisonniers, ainsi que les pièces des trois procès, à la juridiction roubaisienne. S'il n'est plus question que de trois détenus, c'est qu'à ce moment l'épouse de Mahonce du Gardin était en voie d'être grâciée. Dans cette missive, le seigneur du Biez explique pourquoi il a dû confier cette mission à son beau-fils: c'est qu'il n'était pas en mesure de s'en acquitter lui-même, n'étant pas «portatif», c'est-à-dire capable de se déplacer. Le sénéchal était en effet régulièrement cloué au lit par des accès de goutte articulaire.

Si Mahonce du Gardin fut condamné à mort par la cour seigneuriale et exécuté par l'épée à Roubaix - il eut d'ailleurs, du point de vue catholique, «une bien belle fin» , ayant fait amende honorable et s'étant repenti publiquement de ses égarements hérétiques avant d'être décapité - il semble que les hommes de fief du tribunal roubaisien se soient montrés récalcitrants pour infliger aux deux autres prévenus une peine conforme aux dispositions des placards contre l'hérésie. En conséquence de cette mauvaise volonté, Pierre de Werchin se trouva d'ailleurs dans l'obligation de demander à Charles-Quint, par lettre envoyée du Biez le 7 novembre 1549, ce qu'il convenait de faire dans pareille situation. En guise de justification pour son incapacité à mettre au pas son tribunal, il prétend que son autorité n'est pas en cause attendu que la situation est partout pareille: « on se rend en divers lieulx assez difficilles [ «difficilles»: réticents] de enssuyvre [ «enssuyvre»: observer] le contenu desdicts placquars», c'est-à-dire qu'on ne respecte pas les dispositions de la législation sur la répression de l'hérésie.

Malheureusement, nous n'en savons pas plus sur cette affaire, n'ayant retrouvé aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles que quelques épaves d'archives à ce sujet, dans le fonds Papiers d'Etat et Audience, liasse 1475 (1). Nous éditons d'ailleurs ces quelques documents inédits en annexe à notre article.

Signalons, pour en terminer avec ce dossier, que le procès des religionnaires roubaisiens a donné lieu à un conflit de compétence entre la cour seigneuriale de Roubaix et la gouvernance de Lille. En tant que juridiction princière, chargée en tant que telle de la défense des intérêts du Prince, la gouvernance, en effet, ne pouvait que se sentir habilitée à connaître des faits reprochés à ces protestants manifestement coupables, selon la terminologie de l'époque, de «crimes de lèse-majesté divine et humaine».

L'arrestation et le procès des protestants de Roubaix n'étaient en somme que de banals faits divers tels qu'il s'en produisait fréquemment en cette période troublée. Si nous n'avions pas mis la main un peu par hasard sur quelques fragments épars de ce dossier, le souvenir de ces événements se serait perdu dans la nuit des temps. Il n'en va pas de même pour la triste affaire d'hérésie à laquelle sera mêlé cinq ans plus tard le seigneur du Biez et que nous nous proposons maintenant d'évoquer. Le caractère abominable du crime, le jusqu'au-boutisme, l'audace et le courage du délinquant ainsi que l'atrocité du châtiment qui lui sera infligé défraieront la chronique et laisseront une marque indélébile dans la mémoire des habitants du Tournaisis.

 

Le sacrilège de Bertrand Le Blas

Lors de la grand-messe du jour de Noël 1554 célébrée en la chapelle paroissiale de la cathédrale de Tournai, au moment de l'élévation, un calviniste exalté du nom de Bertrand Le Blas se précipite sur le curé Jean Laloux, lui arrache l'hostie des mains et, après avoir harangué l'as- semblée des fidèles en ces termes: «Peuple abusé, cuidez-vous [«cuider»: penser] que ce soit icy Iesus-Christ, le vray Dieu et Sauveur ? Voyez! », la déchiquette, la jette par terre et la foule aux pieds, en clamant haut et fort que ce qu'il piétinait n'était qu'une idole. Il y avait longtemps qu'il mijotait ce sacrilège. En fait, en posant cet acte spectaculaire et provocateur, il espérait convaincre son épouse restée fidèle au catholicisme de rallier la Réforme. Pour tout dire, il avait été encouragé dans cet horrible projet par un coreligionnaire qui, soit dit en passant, bouleversé par les prédications du père jésuite Bernard Olivier, auquel il se confesserait, allait par la suite tourner casaque, renoncer à sa foi calviniste et s'évertuer à ramener dans le giron romain plusieurs autres hérétiques. Depuis le début de l'office, il trépignait, restant debout et gardant ostensiblement son couvre-chef sur la tête pour signifier le mépris que lui inspirait la cérémonie. En fait, il aurait voulu commettre son forfait carrément devant le grand autel situé dans le choeur de la cathédrale, pour que son exploit frappât davantage les imaginations, mais l'accès lui en était interdit par une haute grille, si bien qu'il avait dû, plus modestement, se rabattre sur la chapelle paroissiale. Voyant l'hostie en pièces, la foule, épouvantée par la gravité de la profanation, est frappée de stupeur et ne réagit pas, au point que le fanatique aurait pu aisément s'éclipser, n'eût été le sang-froid d 'un sergent du bailliage de Tournai-Tournaisis, un certain Regnault Le Roy, qui a la présence d’esprit d'intercepter le profanateur et de le constituer prisonnier avant qu'il ne disparaisse dans la nature. Le Blas est immédiatement incarcéré dans une geôle de «la grosse tour du chasteau» de Tournai où son entretien sera confié aux bons soins du «ceppier [ «ceppier»: geôlier] et garde des prisons du chasteau» Jacques de le Molte et surveillé tant de jour que de nuit par des hommes de guerre, car des incidents étaient à redouter. Le compte de Nicolas Desfarvacques, conseiller et receveur des domaines de l'Empereur en Tournai et Tournaisis, pour l'exercice du 22 mars 1554 au 21 mars 1555 (nouveau style) mentionne le nom des soldats qui se succéderont ainsi pour garder le détenu par équipes de deux hommes : Jehan du Moulin, dit «L'Ardenois », et Antoine Le Flameng, secondés apparemment par Jacques Cordier et Jehan de Rovre, pendant les quatre premiers jours et quatre premières nuits, et Georges de le Crois, dit «Biscaïée», et Hector de la Chapelle, pendant les deux derniers jours et deux dernières nuits de sa captivité.

 

Le geste sacrilège de Le Blas doit être resitué dans le climat d'effervescence religieuse et d'intolérance qui régnait à l'époque. L 'hostie en ce temps-là inspirait une sainte horreur aux calvinistes qui refusaient d'admettre que Jésus-Christ est réellement présent dans ce morceau de pain azyme, comme le croient les catholiques à la lumière du dogme de la transsubstantiation. Pour les adeptes de Calvin, l'espèce eucharistique du pain n'est qu'un Dieu de pâte, une vulgaire idole ; le prêtre ne fait que prendre ses désirs pour la réalité lorsque, par le tour de passe-passe de la consécration, il prétend transformer cette lamelle de farine en corps du Christ ; bien plus, c'est une abomination de penser que le Seigneur puisse véritablement être présent dans cette rondelle de pain corruptible qui finira par être digérée dans un estomac et finale- ment expulsée dans une latrine ! On conçoit qu'une telle manière de comprendre le sacrement de l'eucharistie ait débouché sur des débordements. En fait, en mettant en pièces l'hostie, Le Blas voulait la soumettre à une sorte de test et prouver par A + B à l'assemblée des fidèles que ce que les catholiques racontaient au sujet de la transsubstantiation n'était que du radotage : dans son esprit, si le Christ était réellement présent dans cette lamelle translucide de pain, eh bien, il ne tolérerait pas qu'on l'outrage et le bafoue de la sorte et foudroierait sur-Ie-champ le profanateur. C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi, au moment où il arracha l'hostie des mains du prêtre, il cria, entre autres, à la foule: «C'est pour monstrer la gloire de Dieu et que cela [c'est-à-dire l'hostie] n'a point de puissance ! ». On peut évidemment penser ce que l'on veut de ce raisonnement. Faisons seulement remarquer que le Christ, au Calvaire, n'a pas tiré parti des pouvoirs surnaturels qu'il possédait en vertu de sa condition divine pour échapper à son sort ou pour châtier ceux qui le maltraitaient.

A cette époque, Pierre de Werchin était immobilisé dans son château du Biez, à Wiers, par une sérieuse attaque de goutte articulaire. Lorsqu'on vint lui rapporter le sacrilège commis dans la cathédrale dc Tournai, il entra en fureur. «Mon Dieu, s'écria-t-il, est-il possible que tu te sois ainsi laissé fouller [fouller : «piétiner» ] d'un meschant homme? Comment ne t'es-tu pas vengé ? Hélas, comment as-tu esté si patient ? Je promets, ô mon Dieu, d'en faire telle vengeance qu'il en sera mémoire à tousiours».  Sa colère était si épouvantable et ses vociférations trahissaient une telle indignation que «ceux qui esçtoyent présens estimoyent qu’il fut hors du sens [: «qu'il avait perdu la raison» ]». Joignant le geste à la parole, il se fit aussitôt transporter du Biez au château de Tournai, en dépit de son piètre état de santé et des douleurs qui le crucifiaient. Arrivé dans la cité épiscopale, le sénéchal dirigea personnellement le procès et fit infliger par trois fois la « torture terrible» à l'hérétique, afin qu'il dénonçât ses complices éventuels. C’étaient les seuls renseignements que Pierre de Werchin cherchait encore à lui extorquer. Le calviniste assumait en effet pleinement son crime, qu'il ne s'était pas fait faute d'avouer avec fierté lors du premier interrogatoire et dont il avait clairement indiqué quelle était la motivation religieuse. Il prétendait même que son acte lui avait été directement inspiré par l’esprit de Dieu. Il n'éprouvait aucun remords, loin de là, et si c'était à refaire, il recommencerait allègrement: «Cent fois, il le voudroit faire s’il pouvoit, et cent fois mourir, s’il avoit autant de vies, pour la gloire et honneur de son Sauveur Jésus-Christ». Courageux, il ne moucharda pas, malgré les supplices que le bourreau Jehan du Gardin lui fit endurer. Le samedi 29 décembre 1554, il fut condamné à être traîné sur une claie du lieu du prononcé de la sentence -en l'occurrence le château de Tournai -jusqu'au grand marché de la ville, pour y être exposé sur un échafaud. Là, le bourreau lui sectionnerait la main droite, puis le pied droit, avec une tenaille de fer chauffée au rouge vif. C'était en effet de sa dextre que Bertrand Le Blas avait arraché l'hostie des mains du prêtre et de son pied droit qu'il l'avait piétinée. Il était donc logique qu'il fut puni par où il avait péché. Ensuite, on couperait la langue au malheureux vu qu'elle lui avait servi à proférer des abominations hérétiques. Enfin, pour terminer en beauté, on le hisserait à l'aide d'une poulie au-dessus d'un bûcher et on le ferait à plusieurs reprises monter et descendre dans la fournaise, afin qu'il soit «flamboyé et bruslé tout vif à petit feu» jusqu'à ce qu'il soit «consumé en cendres». Quant à ses biens, ils seraient, conformément aux dispositions des placards contre l'hérésie, confisqués au profit de l'empereur Charles-Quint.

C'est ainsi que le 31 décembre 1554 Bertrand Le Blas fut traîné sur une claie par le cheval de Jehan Cry, un charretier de la ville de Tournai, jusque sur le lieu de son supplice. Le «maistre carpentiers» Jacques Blavel et son équipe de douze ouvriers avaient passé toute la journée précédente, jusqu'à huit heures du soir, à aménager sur la grand-place de Tournai un enclos de cent pieds carrés délimité par une palissade de bois, «affin que Messigneurs de la justiche fusse [sic] garandis durant ladicte exécution pour toutes frainctes [« fraincte»: éclat] des bois. On avait fourré dans la bouche de l'hérétique un «esteuf» [ «esteuf»: petite balle] de fer» pour l'empêcher de haranguer la foule ou tout simplement de hurler de douleur au moment où les tenailles incandescentes lui mordraient la chair. Le père jésuite Quintin Charlart, qui avait déjà tenté en vain de ramener le protestant à la foi catholique pendant les six jours que le détenu avait passés à la prison du château, avait résolu de l'accompagner jusqu'à la grand-place dans l'espoir qu'à la vue du bûcher, le malheureux, saisi d'une angoisse eschatologique, abjurerait enfin le calvinisme. Là, constatant que Le Blas n'avait pas l'intention de se rétracter, le religieux se proposa de jeûner et de s'abstenir de chair pendant un an en expiation des péchés de l'hérétique si ce dernier acceptait de se convertir au catholicisme. L'offre du jésuite, à nouveau, se heurta à une fin de non-recevoir.

Comme prévu par la sentence, l'hérétique fut placé sur un premier échafaud où l’«exécuteur cryminelz» Jehan du Gardin lui brûla la main avec laquelle il s'était emparé de l'hostie «entre deux fers ardans et pleins de poinctes aiguës» et la comprima si fort entre ces fers qu' «elle perdit forme de main». Puis le martyr, stoïque, présenta lui-même «franchement» son pied droit à la tenaille incandescente qui devait le sectionner. Après l'avoir amputé de son pied, le bourreau retira enfin au prisonnier l' «esteuf» qu'il avait dans la bouche depuis le château pour qu'il pût tirer la langue et qu'il fût ainsi possible de la lui couper. Cependant, bien que sa langue fût tranchée, Le Blas parvenait à brailler comme une bête blessée, invoquant «par cris» le Seigneur et offrant ainsi aux spectateurs horrifiés un spectacle atroce dont «le peuple estoit esmeu [ «esmeu» : ému] grandement». Pour mettre un terme à ces hurlements pathétiques, Jehan du Gardin fut contraint de remettre le bâillon dans la bouche du supplicié.

Le bourreau fit ensuite monter le condamné sur un second échafaud dressé un peu plus haut que l'estrade sur laquelle il venait de procéder aux amputations. Le Blas y grimpa «alaigrement» sans offrir de résistance, «comme si le pied lui eust esté entier». Là, Jehan du Gardin lui lia les deux poignets aux deux chevilles par-derrière le dos à l'aide de quatre fers, lui passa une «cincture de fer» par le milieu du corps, qu'il attacha à une chaîne. Toute cette ferraille ne pesait pas moins de quatre-vingts livres. Au moyen de cette chaîne et d'une poulie, l'infortuné religionnaire fut hissé au-dessus d'un bucher pour être brulé vif à petit feu.

Le seigneur du Biez, qui avait tenu à être présent à la mise à mort de l'hérétique, y éprouvait une joie malsaine à la limite du sadisme. C'est à son commandement, en tout cas, que l'exécuteur des hautes oeuvres tirait sur la corde de la poulie ou la relâchait pour maintenir le supplicié au-dessus des flammes ou le faire descendre dans la fournaise au gré de sa fantaisie. «Se glorifiant en ce cruel spectacle iusqu'à tant que le corps du patient [ «patient»: supplicié] fût réduit en cendres», le sénéchal ressentait manifestement la satisfaction du devoir accompli.

Selon Jean Crespin, l'auteur du célèbre martyrologe protestant, Pierre de Werchin ordonna que les cendres de Bertrand Le Blas fussent dispersées dans l'Escaut. Toutefois, le compte de Nicolas Desfarvacques, dont nous avons déjà fait mention ci-dessus, signale pour sa part qu'un certain Estievène Godeau, «benneteur» [ «benneteur»: conducteur de «benneau», c'est-à-dire de tombereau], de son état, « a mené les cendres et ossèlement dudict Bertran du lieu où on a faict l'exécution jusques à «La Bruyère»».

 

La profanation de la sépulture du seigneur du Biez

Le sacrilège de Le Blas et l'atrocité du châtiment qui lui fut infligé marquèrent profondément les esprits et leur souvenir allait rester tenace à Tournai. Les protestants, on s'en doute, nourrissaient une profonde rancune envers celui qui avait fait martyriser un apôtre si zélé de la foi réformée. Ainsi, près de douze ans plus tard, lors de la tornade iconoclaste du mois d'août 1566, dans l'église des Chartreux, à Chercq (lieu de sépulture traditionnel des sénéchaux de Hainaut), qui venait d'être saccagée par une horde de vandales calvinistes - laquelle avait poussé l'horreur jusqu'à violer les tombes -, un boulanger tournaisien du nom de Jean Ruyant trouva le bras gauche à moitié décomposé de Pierre de Werchin, décédé dix ans plus tôt, lequel bras «estoit encorres en partie couvert de chair, avecq la main qui sentoit mal [ «mal»: mauvais]», traînant à côté du cercueil en plomb profané de celui qui avait été tant craint de son vivant. Il eut alors l'idée bizarre d'envelopper ce reste humain dans du papier et de le ramener chez lui, après avoir montré à des collègues boulangers sa macabre trouvaille et leur avoir déclaré d'un ton hâbleur que son intention était de faire cuire dans son four le bras du sénéchal pour venger tous les malheureux qu'il avait fait brûler et notamment Bertrand Le Blas. Il ne put cependant assouvir comme il l'entendait son besoin de vengeance car son épouse, horrifiée par la vision de ce membre en état de putréfaction avancée et dégoutée par l'odeur pestilentielle qu'il dégageait, interdit à son mari de garder plus longtemps sous son toit ce «souvenir» macabre du seigneur du Biez. Le soir-même de sa découverte, cédant aux instances de sa moitié, notre petit plaisantin dut bon gré mal gré se débarrasser de son trophée de mauvais goût en le jetant dans l'Escaut.

Ainsi, faute d'avoir pu s'en prendre de son vivant à cet adversaire impitoyable de la Réforme qu'ils redoutaient autant qu' ils l'abhorraient, c’est sur le cadavre de ce grand pourfendeur d'hérétiques qu'une bande de fanatiques protestants déchargea de façon aussi pitoyable que lâche la colère que lui inspirait celui qui, pensant sans doute bien faire et défendre la foi de ses pères et 1'honneur de Dieu, avait fait mettre à mort un idéaliste fidèle à ses convictions jusqu'à endurer le martyre, chrétien héroïque ou sacrilège satanique aveuglé par la haine au point de ne pas craindre de piétiner le corps du Christ, selon que l'on considère cette sombre affaire d'un point de vue protestant ou catholique. Ne jetons en effet pas trop vite la pierre au seigneur du Biez, homme de guerre dévoué à la couronne d'Espagne et à la cause catholique dont les convictions religieuses ne dépassaient certainement pas le niveau de la foi du charbonnier : de fait, compte tenu de la mentalité de l'époque, pour l'immense majorité des catholiques de ce temps, l'acte posé par Bertrand Le Blas n'était rien d'autre qu'une abomination aux relents de satanisme qui risquait d'attirer les foudres divines sur l'ensemble de la population. Nous sommes d'ailleurs convaincus que même à l'heure actuelle, un tel sacrilège en scandaliserait plus d'un. L'hostie qu'avait foulée au pied l'énergumène qui s'était précipité sur le prêtre n'était ni plus ni moins qu'une parcelle du Christ lui-même, en vertu du dogme de la transsubstantiation. Pour cette profanation, il fallait demander pardon à Dieu et châtier sévèrement le coupable pour apaiser son courroux. La meilleure preuve de la terreur qu'avait causée le geste impie de Le Blas, c'est que les lieux souillés par sa violence sacrilège furent immédiatement «désinfectés» de manière radicale: la chapelle où l'irréparable avait été commis fut tout de suite désaffectée et interdite au culte, le plancher en bois sur lequel le prêtre avait marché devant l'autel fut condamné à être brûlé et le carrelage en marbre sur lequel il était passé à être brisé. Fallait-i1 vraiment faire payer le seigneur du Biez, dix ans après sa mort, pour avoir fait supplicier en toute bonne conscience quelqu'un qui à ses yeux n'était qu'un profanateur démoniaque, en s'en prenant à son cadavre, en l'extrayant de son cercueil, en le démembrant puis en s'amusant avec son bras gauche à moitié décomposé ? L' «acte sy cruel, barbare et inhumain, et contre toutte société naturèle» (pour reprendre les termes du mémorialiste tournaisien Pasquier de le Barre) commis par Jean Ruyant sur la dépouille funèbre de ce grand seigneur qu'avait été Pierre de Werchin était-elle meilleur moyen de rendre mémoire au courage un tantinet fanatique de Bertrand Le Blas ? Nous en doutons, rejoignant en cela Pasquier de le Barre, contemporain des événements, qui rapporte qu'au moment des faits, «la chose semblast plus que barbarre d'exercer cruaulté et vengeance contre les morts, et encorres au respect [ «au respect» : à l'égard] de tel prince et grand seigneur comme avoit esté ledict deffunct séneschal». En tout cas, la basse vengeance dont fut victime la dépouille du sénéchal de Hainaut témoigne à suffisance de la haine confessionnelle implacable qui déchire les Pays-Bas en cet été 1566 et qui débouchera sur la guerre civile. Mais ceci est une autre histoire...

 

 

Ouvrages utilisés :

Jean CRESPIN. Histoire des vrays tesmoins de la vérité de l'Evangile, qui de leur sang l’ont signée depuis Jean Hus iusques au temps présent, comprinse en VIII livres contenans actes mémorables du Seigneur en l'infirmité des siens ; non seulement contre les forces et efforts du monde, mais aussi à l'encontre de diverses sortes d'assauts et hérésies monstrueuses. Genève, 1570;

 

Paul DEBUCHY, Un apôtre du pays wallon (Tournai, Lille, Tourcoing, etc.) au temps de la Réforme; le P. Bernard Olivier (1523-1556). Antoing-Lille-Tournai, 1911;

 

L. DELPLACE, Le protestantisme et la compagnie de Jésus à Tournai au XVIe siècle, dans Précis historiques. Mélanges religieux, littéraires et scientifiques (Bruxelles), t. 40 (20e de la seconde série), 1891, pp. 263-272, pp. 309-321, pp. 349-361, pp. 401-414 et pp. 459-476;

 

Théodore LEURIDAN, Histoire des seigneurs et de la seigneurie de Roubaix, Roubaix, 1862;

 

Eric MAHIEU, Le protestantisme à Mons des origines à 1575 dans Annales du Cercle Archéologique de Mons, t. 66, 1965-67. pp.129-247.

 

Gérard MOREAU, Histoire du protestantisme à Tournai jusqu’ à la veille de la révolution des Pays-Bas, Paris, 1962 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l' Université de Liège, fasc. CLXVll);

 

ID.. Contribution à l'histoire du Livre des Martyrs, dans Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, t.103, juillet- septembre 1957,pp.173-199;

 

Alexandre PINCHAR T ( éd. ), Mémoires de Pasquier de le Barre et de Nicolas Soldoyer pour servir à l' histoire de Tournai, avec notice et explication, 2 vol., Bruxelles, 1859-1865.

 

Sources consultées :

BRUXELLES, Archives Générales du Royaume, Papiers d'Etat et Audience, liasse 1475 (1).

LILLE, Archives Départementales du Nord, série B, 13 078, fo 82 ro - 86 ro.

 

Pièces justificatives

Nous transcrivons ci-après à l'intention de nos lecteurs le texte de trois documents inédits conservés dans la liasse 1475 (1) du fonds Papier  d'Etat et Audience conservé aux Archives Générales du Royaume, à Bruxelles

(numérotation au crayon: fo 59 ro-60 ro, 64 ro et 65 ro- vo).

Les titres sont de nous :

Mémoire visant à soutenir la prétention de Pierre de Werchin

à faire juger par son tribunal de Roubaix

les quatre hérétiques appréhendés sur ses terres:

Mémoire qu'il a pleut à la Reyne escripre à Monseigneur le Séneschal par sa lettre du XXIe jour de juing qu'il eubt à faire appréhender, entre aultres, Mahonce du Gardin et sa femme, aussy Hacquinot du Pont, demourans à Roubais, pour apprès estre procédé contre eulx, y appellant les inquisiteurs du quartier comme il appartiendra. Sur quoy, pour en faire meilleur debvoir , se trouva luy-mesmes avecq le Prince d Espinoy, son beau-filz, audict Roubais, de sorte qu'il appréhenda les dessus nommez, avecq ung aultre appellé Willotin du Coulembier. Et pour ce qu'il n'y avoit en ce quartier inquisiteurs et aussy qu'il ne se tenoit asseuré des prisons illecq [ «illecq»: là-bas], les feist amener en sa seigneurie en Byes, pays de Haynnau, par prison empruntée;

Item que, eulx estans là, a désiré amyablement que Monseigneur de Lalaing se y trouvast pour faire leur procès, pour à quoy entendre y a amené les inquisiteurs résidens en Haynnau à diverses fois pour ayder Mon dit Seigneur le Séneschal à tant mieulx ataindre et enfonsser [ «enfonsser»: examiner à fond] leurs faictz, pour aultant que pour aultres affaires de son office n'y povoit aultrement vacquier;

Item que, ce pendant, lesdicts prisonniers ont estéz longuement et jusques icy détenuz à grant frais et continuelles sollicitudes et que, quelque bien on en ayt sceu faire, si se sont les aucuns à diverses fois mis en painne d'eschapper, ce que at causé plus grand soing;

Item que, quant s'est venu sur la fin de leur procès, s'est d'aulcuns mis en avant difficulté sur le juge de l'exécution, ce que a retardé la sentence par ce qu'il polroit sambler que l'intention de l'Empereur ne seroit par son placart hoster aux seigneurs ayans toutte haulte justice la congnoissance d'ung prisonnier prins en leurs terres comme se exibe par les deux articles icy joinctz :

Premier: «Ordonnons aussy et statuons que nul, de quelque estat ou condition qu'il soit, s'avance de loger, recepvoir, traicter ou favoriser aucun héréticque ou anabaptiste et que tous ceulx qui les ont logé, receu, traicté ou favorisé, congnoissans estre telz, les dénonchent et renchent [ «renchier» : livrer] à l'officyer du lieu s'il est privilégiét, synon à l'officyer principal de la plus prochaine bonne ville de leur résidence à painne d' estre pugnis comme héréticques» :

IIe: «Ordonnant à tous nos officyers nous advertir ou à la Reyne douagierre de Hongrie et Bohême, nostre dicte soeur quant noz juges et eschevins ou aultres ayans congnoissance desdictz délinquans feront difficulté d'ensuyr nos dictes ordonnances et apposer noz painnes prescriptes, affin de faire procéder contre eulx ausdictes painnes»;

Joinct qu'il appert par lesdicts deux articles que Sa Majesté a laissé la congnoissance des défaillans à tous eschevins de ville ayant haulte justice qui donne clèrement à congnoistre que Sa dicte Majesté n 'entend moins auctoriser les ungs que les aultres;

Item que, quant s'en userait aultrement, lesdicts seigneurs ne seriont que appréhendeurs pour délivrer les délinquans à aultres officyers, que leur seroit trop dur;

Item que, par ces moyens, ilz auriont grande despence, traveil et sollicitude, sans povoir exercer acte de leur seignourie;

Item que, partant, le nombre des héréticques et contrevenans au placart de l'Empereur se multiplirront sans en tant faire justice;

Item que, la pugnition desdicts prisonniers ne scauroit estre plus exemplaire ne aussy édifficatoire que au lieu de Roubais où ilz ont délinquiéz, converséz [ «converser » : séjourner] et habitéz;

Se poldra partant pour les raisons que dessus et aultres considérer que, si le lieutenant de la chastellenie vint par apprès tout ce que dessus en faire la sentence. qu'il seroit moins exemplaire à cause que ne se feroit audict lieu et aussy tant moins supportable audict seigneur Séneschal.

 

Lettre de Pierre de Werchin à Charles de Lalaing. Grand Bailli de Hainaut, écrite au château du Biez

le 7 novembre 1549

Remarque: il semble que nous ayons affaire à l'original autographe de la lettre de Pierre de Werchin.

In dorso : «Monseigneur le conte de Lalain, mon bon cousin»

Monseigneur mon cousin, je vous avise que, après avoir eu les procès des prisonniers de Roubais en mes mains, que m'a aporté Maistre Jehan Pelle, ay envoié Monseigneur le Prince d'Espinoy, mon beau-filz, à Roubais, pour ce que ne suis portatif, affin de mettre les procès et les trois prisonniers devant ma justice pour en wider suivant les placquars, à quoy ne ont voulu acquiesser à l'endroit de Willotin et Hacquino, mais quant à Mahonche, il a esté exécuté par l'espée, et at eu une bien belle fin. J'espère que l'admonition qu’il a faict publiquement poldra causer ung grant bien.

J'escrips une lettre à l'empereur l'advertissant de la difficulté que dessus, dont vous envoie la copie. Je vous prie suppler [ «suppler»: suppléer] de parole ce que trouverés de deffaut en ma dicte lettre que ay faict la plus briefve que ay peu pour ne attedier [ «attedier»: ennuyer] Sa Majesté.

Je vous envoye les procès des deulx en difficultés avec le receul [ «receul»: recueil} signé et leurs itératives confessions devant les hommes. Quant aux dénégations y contenues, me samble que ne faict à s'y arester, attendu tant d'aultres confessions faictes devant nous. Et est ledict Mahonche mort persiftant en ce qu'il avoit dit de eulx. Je vous prie, Monseigneur mon cousin, estre cause que aye briefve expédition. Il me samble que le meilleur et plus brief moïen [ «moïen» moyen] seroit de en wider selon l'advis d'aulcuns clers de drois, gens de bien, remettant néanlmoins le tout à vostre meilleur advis.

Je vous ramentois [«ramentoir»: rappeler] l'afferre de Franchoise, vesve de Mahonche, lequel ay retardé suivant la lettre que vous a escript Monseigneur de Saint-Moris. Elle continue, de sorte qu’il me samble qu'elle mérite grasce.

Quant aux papiers que vous envoie vostre père, qu'ilz soient seurement guardés et me renvoiés de tant que se [sic] sont les originaus et que ne en ay copie.

Monseigneur mon cousin, je prie Dieu vous donner entièrement sa très saincte grasce, me recommandant de bien bon cueur à la vostre.

Du Biés, le VIle november [sic] an XLIX.

L'entièrement vostre bon cousin et parfet ami.

(Sé) Werchin

 

 

 

 

 

 

 

 



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