DE BASECLES A PANAMA

Histoire de Jean Baptiste DAUDERGNIES (1827-1886)
(par Pierre André Delforge)

L'ascension fulgurante que connu Jean Baptiste Daudergnies ne fut pas unique dans cette dernière partie du 19ème siècle. Néanmoins, les multiples facettes de ce personnages méritent que l'on s'y intéresse.

BASECLES-11 janvier 1827
Il est 11 heures, le matin du 11 janvier 1827, lorsque Antoine et Marie Aldegonde Daudergnies accueillent leur premier enfant, un fils qu'ils prénomment Jean Baptiste. C'est le bourgmestre Etienne Joseph Thuin qui les avait mariés le 10 avril 1826. Marie Thérèse Pouille, mère d'Antoine (son époux Antoine Daudergnies est décédé le 5 janvier 1799, trois mois avant la naissance de son fils, le 16 avril 1799), Ferdinand Buffe et Marie Thérèse Robette, les parents de Marie Aldegonde étaient présents ainsi que les quatre témoins : Jean Baptiste Duelz-Lesplingart, Druon Joseph Héraut, François Wattiez et Eloi Moreau.
Les jeunes mariés habitent la maison familiale des Daudergnies à la rue du Marais Trieu. A cette époque,une quinzaine de maisons bordent le Trieu des Préaux. Ce ne sont que des terrains marécageux appelés "communes". En réalité, ces terres, de médiocres qualités, sont depuis plusieurs siècles mises à la disposition des habitants qui, moyennant une redevance, peuvent y faire paître le bétail. Et puis, si l'on se dirige vers la rue des Préaux, il y a le nouveau cimetière inauguré le 27 août dernier par le curé Pierre Joseph Rosier.
C'est dans cet environnement que va grandir le petit Jean Baptiste. Ses parents sont journaliers et travaillent dans l'industrie de la pierre qui est la principale activité de notre commune. Le village compte 2.200 habitants, 350 d'entre-eux sont occupés dans l'exploitation des carrières et les travaux de marbrerie. La richesse de notre sous-sol est largement connue en dehors de nos frontières sous le nom de marbre noir de Basècles. A tous les stades de la production, le travail est essentiellement manuel. On peut évoquer : la découverture qui consiste à déblayer les terres et cailloux pour mettre à jour les bancs de pierres ; l'extraction où l'homme utilise la masse, le fleuret, la pince, la poudre pour désolidariser le bloc du rocher et aussi l'acheminement des moellons vers le four à chaux.

ANTOINE DAUDERGNIES - PÈRE ET CHAUFOURNIER
A 28 ans, Antoine est ouvrier-chaufournier à la carrière Sacqueleu. Une tâche insalubre et rude pour le maigre salaire qu'il perçoit. Des journées de 12 heures au cours desquelles il est associé à différentes équipes pour alimenter le four, défourner la chaux encore tiède par les galeries intérieures et l'évacuer au moyen d'hectolitre disposé sur de simples brouettes en bois. Oui, notre roche a la propriété de se transformer en chaux lorsqu'elle est élevée à une température voisine des 900°c. Elle est ensuite destinée à la construction et à l'agriculture pour l'amendement des terres.
Jean Baptiste est âgé de deux ans et demi lorsqu'il voit arriver un petit frère : François (16/09/1829-30/08/1831). D'autres enfants viendront ensuite agrandir le cercle familial : François (26/04/1832-31/03/1853) ; Nicolas (02/02/1834-29/03/1851) ; Antoine (18/08/1837-23/03/1840) ; Marie Thérèse (30/08/1839-03/12/1922) ; Antoine (12/08/1842-12/07/1863). A cette époque, les naissances sont nombreuses et particulièrement chez les Daudergnies où on a vu, dans les générations précédentes des foyers pouvant compter 10 à 15 enfants.

ORIGINE DE LA FAMILLE
A Basècles, l'histoire de cette famille est très ancienne. Dans les archives du XVIIe et XVIIIe siècle, apparaissent plusieurs notables : Adrien Daudergnies, propriétaire en 1614 d'une maison près du puits des Préaux ; Pierre Daudergnies, mayeur en 1670 ; Georges Daudergnies, mayeur de 1680 à 1704. Tous ces ascendants jouissaient d'une certaine aisance financière mais la situation s'altérera au cours des siècles et c'est très modestement qu'Antoine et Marie Aldegonde Daudergnies parviennent à élever leurs enfants.

ECOLE ET APPRENTISSAGE
Comme la plupart des enfants de son âge Jean Baptiste fréquenta la classe de Monsieur Félicien Stoesser, instituteur communal qui enseigne la doctrine chrétienne, la lecture, l'écriture et l'arithmétique.
Mais, après l'Indépendance de notre pays, on ne s'instruit pas que devant le tableau noir et dans l'année qui suit sa première communion, son père l'amène au travail pour son apprentissage. Sa mère voudrait encore le voir fréquenter l'école, hélas c'est le sort de tous les gamins de cet âge qui, dorénavant doivent contribuer aux revenus du ménage.
C'est en cette année 1839, le 30 août, que Jean Baptiste apparaît pour la première fois sur un document : l'acte de baptême de sa soeur Marie Thérèse.
Au travail, le petit homme est confronté à des tâches parfois pénibles mais, il fait preuve de savoir-faire. La nature l'a doté d'une bonne force physique qu'il déploie toujours à bon escient. Après quelques années, Auguste Bernard, directeur de la carrière Sacqueleu, lui propose des travaux particuliers tels que l'isolation des fours obtenue par l'amoncellement de terres contre les parois extérieures ou encore l'établissement de plans inclinés qui favorise l'acheminement des berlines vers le sommet.
Son travail est parfait et lorsqu'un ouvrage lui est confié, Jean Baptiste s'organise, innove pour le mener à bien. Notre homme est curieux de tout et lorsque l'occasion lui est donnée, on le retrouve dans la carrière où, en compagnie des ouvriers d'extraction, il assimile les techniques de forage, le maniement du cric et du treuil ou encore l'usage de la poudre.

MORT D'ANTOINE DAUDERGNIES
Jean Baptiste n'a que 18 ans lorsque son père décède, le 2 février 1845, laissant Marie Aldegonde avec 5 enfants. Son frère François est journalier depuis trois ans, Nicolas a une santé chancelante, Marie Thérèse vient d'entrer à l'école et Antoine a deux ans et demi.

CRISE DE L'INDUSTRIE LOCALE
En ce qui concerne le marché du travail, la situation n'est guère brillante. Les maîtres de carrières sont contraints de renvoyer une partie de leur personnel. D'importants stocks ont été constitués mais les produits ne se vendent plus. Le commerce de la pierre est en crise. En 1847, toutes les industries tournent au ralenti laissant de nombreuses personnes sans emploi.
Devant ces circonstances désastreuses, le Conseil décide d'occuper toute la main d'oeuvre inactive en entreprenant le défrichement et le drainage des marais communaux. Le paysage de l'ancestral Trieu des Préaux se métamorphose.

LE DEPART
Pendant ces années difficiles, bon nombre d'ouvriers baséclois rentrent au village fuyant la France où la situation politique est catastrophique. Au cours de la révolution de février 1848, Louis Philippe abdique et se réfugie en Angleterre. C'est l'avènement de la IIème République.
Plusieurs fois, au travail, Jean Baptiste entendra les récits de ces "compagnons" du Tour de France, racontant leurs grandes marches sur les routes, les souliers à l'épaule pour éviter de les user, gîtant dans les "Maisons des Compagnons" pour atteindre les chantiers qui s'ouvraient ici ou là.
Ivre d'espaces et de nouveautés, il ne pense plus qu'à ça ! Dans la tête, il se répète les mots magiques : voyages, travail, fortune. Son esprit aventureuxx le pousse à partir et à tenter cette folle expérience. La séparation d'avec les siens est pénible, c'est pourtant le prix à payer pour réaliser son formidable rêve. "Le caractère, c'est la destinée" disait un écrivain grec. Jean Baptiste a cette force et, poussé par je ne sais quel démon de la route, il décide de partir.
Apprenant son départ, le patron, qui a toujours apprécié le courage et la volonté de Jean Baptiste, lui accorde une prime équivalente au salaire d'une quinzaine. Il est âgé de 25 ans, lorsqu'en 1852, il quitte Basècles pour la grande aventure. A son arrivée à Lille, sa première étape, il se fait embaucher dans une équipe de terrassiers et travaille plusieurs mois à des déblaiements de caves (Journal "Le Belge" dimanche 29/01/1893). Poursuivant la route en direction du sud, il offre ses services tantôt dans les exploitations agricoles ou viticoles, tantôt sur les chantiers où la besogne est de courte durée.

LA CONSTRUCTION FERROVIERE : UNE OPPORTUNITÉ
Le chemin de fer est la grande découverte du XIXème siècle, découverte sans précédent dans l'histoire. Vers 1820, la première ligne pour voyageurs est construite en Angleterre (Ligne Stockton à Darlington, région de Newcastle) par les Stephenson. George, le père, réalise la voie et Robert, le fils, s'occupe du matériel roulant.
D'abord invention discutée, le chemin de fer gagne en quelques décennies une grande bataille, celle de la sécurité, de la vitesse et du confort. Son nom devient synonyme de progrès, de richesse, de civilisation et il se répand partout en Europe.
En 1840, la France compte 500 kilomètres de lignes. Mais c'est sous le Second Empire que le chemin de fer français va connaître sa véritable expansion, atteignant, en 1870, les 17.000 kilomètres de voies.
Lorsqu'on retrouve Jean Baptiste Daudergnies, il est employé comme terrassiers, par l'entreprise Schaken et Cie, dans la construction de la ligne Bordeaux-Sète. Comme il pioche dur et ne dépense que le nécessaire, il parvient à mettre de l'argent de côté. Bientôt, il se transforme en tâcheron et construit, avec un associé nommé Laroze, de petits lots de terrassements sur la ligne de Narbonne à Perpignan. Il se distinguera dans ce premier ouvrage d'envergure. En effet, la traversée des étangs de Bages, sur une distance de 8 à 10 kilomètres, avait été présentée comme étant une difficulté majeure dans la réalisation de cette voie. Jean Baptiste se jouera de cet obstacle en utilisant une technique de remblais sur la lagune, permettant ainsi l'achèvement des travaux dans les meilleurs délais.

RENCONTRE AVEC AMÉLIE
C'est à Narbonne qu'il rencontre une couturière prénommée Amélie. Elle est la fille de feu Joseph Passerieux, fonctionnaire des douanes et de Anne Marie de Cours.
Très vite, le mariage est envisagé car Jean Baptiste doit partir pour l'Espagne, il vient de se voir adjuger la construction du chemin de fer reliant la frontière à Barcelone. "L'an mil huit cent cinquante six, le premier de septembre à trois heures et demies du soir, dans l'hôtel de la mairie, pardevant nous conseiller municipal délégué pour remplir les fonctions d'adjoint au maire de la ville de Narbonne et d'officier public de l'état civil de la dite ville. Sont comparus pour contracter mariage, d'une part Jean Baptiste Daudergnies, tâcheron âgé de vingt huit ans révolus, natif de Basècles (Belgique) domicilié à Narbonne, fils majeur et légitime de feu Antoine Daudergnies, journalier, et de Aldegonde Buffe, journalière, domiciliée au dit Basècles. Procédant ce dit Jean Baptiste Daudergnies, futur époux, avec le consentement de sa mère ainsi qu'il résulte d'un acte reçu en brevet le vingt deux août dernier par Maître Léopold Joseph Delcourt, notaire à la résidence de Quevaucamps, province de Hainaut, dument enregistré et légalisé. Et d'autre part, Anne Marie Amélie Passerieux, couturière, âgée de vingt quatre ans révolus, native d'Arles département des Pyrénées Orientales, domiciliée à Narbonne, fille majeure et légitime de feu Joseph Paul Passerieux, préposé des douanes et de Anne Marie Cours, sans profession, domiciliée à Narbonne, ici présente et consentante, lesquels futurs époux nous ont requis de procéder à la célébration du mariage projeté entre eux dont les publications ont été faites devant la porte principale de l'hôtel de ville du dit Narbonne, les dimanches vingt et vingt sept juillet dernier à onze heures du matin. A l'appui de leur réquisition, les parties nous ont produit 1° l'acte de naissance du futur, 2° l'acte de naissance de la future, 3° l'acte de décès du père du futur, 4° l'acte de décès du père de la future et 5° l'acte reçu en brevet le vingt deux août dernier par Maître Léopold Joseph Delcourt, notaire à la résidence de Quevaucamps (Hainaut), portant consentement de la mère du futur, dument enregistré et légalisé. Lesquelles pièces paraphées demeurant annexées au présent. Nous dit Conseiller municipal délégué avons demandé aux parties conformément à la loi du dix juillet mil huit cent s'il a été passé un contrat de mariage et elles nous ont répondu négativement, aucune opposition au dit mariage ne nous ayant été signifiée, nous dit Conseiller municipal délégué, faisant droit à la réquisition des parties, après leur avoir donné lecture des pièces ci-dessus mentionnées et du chapitre six du titre du code Napoléon intitulé du mariage, nous avons demandé au futur époux et à la future épouse s'ils voulaient se prendre pour mari et pour femme. Chacun d'eux ayant répondu séparément et affirmativement, déclaront au nom de la loi que Jean Baptiste Daudergnies et Anne Marie Amélie Passerieux sont unis par le mariage. De quoi nous avons dressé le présent acte en présence de Jean Bassalon, maréchal-ferrant, âgé de vingt-deux ans, domicilié à Montredore, département de l'Aude, Guillaume Valent, tonnelier, âgé de trente deux ans, Benoit Teissier, tâcheron, âgé de trente cinq ans et Jean Paul Maymory, limonadier, âgé de quarante six ans, tous les quatre non parents des époux, les trois derniers domiciliés à Narbonne. Lesquels après qu'il leur en a été fait lecture ont signé avec nous, les époux et la mère de l'épouse de ce requis".

ARRIVÉE EN ESPAGNE - PRÉPARATIFS D'UNE CONSTRUCTION
Afin de bien comprendre le rôle important qu'occupera l'entreprise Dauderni, voyons les études et préparatifs permettant la mise en oeuvre d'une construction de chemin de fer. En fait, la voie idéale doit être plane et rectiligne, comme le plan d'eau d'un canal, la première chose à faire, lorsque l'on désire relier un point à un autre par un chemin de fer, est de déterminer le tracé le plus avantageux, c'est-à-dire celui présentant un minimum de courbes et de pentes. L'ingénieur chargé de ce travail n'a pas une tâche facile, car il doit tenir compte, en premier lieu, du coût des expropriations. Le mieux étant de faire passer la voie sur des terrains de faible valeur marchande. Quand le tracé fixé est admis, on établit un profil en long avec l'indication des travaux à effectuer : remblais, déblais, ponts, tunnels. Ensuite, on réalise un profil en travers qui définit exactement l'ampleur des terrassements. Les plans ainsi arrêtés, on peut alors passer à l'exécution.
Cette première expérience, reliant la frontière à Barcelone, représente un véritable travail de titan. Les engins mécaniques de terrassements sont assez rudimentaires. Jean Baptiste embauche plusieurs centaines d'ouvriers de toutes les nationalités. Il ne ménage pas sa peine, il est toujours le premier à l'ouvrage, surveillant les hommes et ayant l'oeil partout. Les difficultés existent, mais toujours il fait preuve d'astuce et d'ingéniosité pour les contourner.

NAISSANCE DE FERDINAND ET DE CÉSAR - PREMIER TUNNEL
Le 23 juin 1857, lorsque naît le petit Ferdinand (Prénom de son arrière grand père, Ferdinand Buffe (grand-père de Jean Baptiste) décède à Basècles le 20 août 1837 à l'âge de 73 ans.) leur premier enfant, ils sont au villa près de Montserrat (Province de Barcelone). C'est dans cette région qu'un tunnel doit être percé et il se fait que la montagne à creuser se compose non pas d'un amoncellement de roches dures, comme on le supposait, mais de couches pierreuses molles et friables. L'ouvrage, réalisé dans un temps record, permet à l'entreprise Dauderni d'acquérir une importante renommée. Le gain est considérable. Jean Baptiste n'est pas encore millionnaire, mais il est un entrepreneur solvable et jouit de la confiance des directeurs des différentes lignes de chemin de fer. Aussi, il ne sera guère étonnant de voir désormais notre homme mêlé à toutes les constructions de voies ferrées tant en Espagne qu'au Portugal.
Amélie et le petit Ferdinand sont évidemment de tous les voyages et la vie de famille s'organise au rythme de l'Entreprise. Un second fils naît le 2 février 1859 à St Pol de Mar (Province de Barcelone). A l'Etat Civil, on le prénomme Narcisse Alexandre Henri, mais toute sa vie il sera appelé César.

IMPORTANCE DU CHANTIER DE CONSTRUCTION
A partir de 1860, Jean Baptiste commence à faire avec les Compagnies des marchés en règle, à forfait ou sur séries de prix. Pendant 10 ans, il ne quitte pratiquement pas l'Espagne et réalise les lignes de Madrid-Saragosse, Saragosse-Alicante pour la Compagnie du Nord-Est. Chaque réalisation dure en moyenne deux à trois ans. D'ailleurs, la vue d'un de ces chantiers dépasse tout ce que l'on peut imaginer, il faut comparer cela à une ville ambulante.
Les hommes sont logés, par corps de métier, dans des baraquements séparés. Il y a des écuries de plein air, ou sont alignés plusieurs centaines de mulets et de chevaux, devant les cabanes des muletiers et des cochers. Plus loin, les fours de campagne qui cuisent nuitamment le pain de tout ce monde, avec une brigade de boulangers à proximité des cuisines roulantes et des réfectoires. Et puis, les forges pour l'entretien et la retrempe des outils, le ferrage des mulets et des chevaux, le cerclage des roues et la réparation des tombereaux, brouettes et wagonnets. Tout cela peuplé de charrons, de bourreliers. D'un autre côté, bien séparés, les cahutes des gens de la pierre : apprentis compagnons, maîtres-maçons, tailleurs, charpentiers. Il y a aussi des bûcherons, pour le déboisement préalable et bien sûr, l'armée des terrassiers ayant oeuvrés sous tous les soleils de France et de Navarre. En bonne place, les bureaux d'embauche, de l'intendance et les roulottes des géomètres et des ingénieurs.

RETOUR A BASECLES
Ce pays du soleil, aux paysages arides et rocailleux, là, où le travail est permanent, n'a pas su faire oublier la terre natale. Jean Baptiste sait que sa mère et sa soeur, Marie thérèse, travaillent toutes deux à la sucrerie Battaille, qu'elles ne perçoivent qu'un piètre salaire et que le sort de son jeune frère Antoine n'est guère plus enviable.
L'attirance de la famille et la nostalgie du pays, l'incite à faire le voyage. Ah ! Son Basècles, il l'avait si joliment décrit. L'expédition dans le grand Nord se déroule au milieu de l'année 1861, Hippolyte, le frère d'Amélie, les accompagne.
Il est facile d'imaginer la joie de Marie Aldegonde à l'instant précis où elle retrouve son aventurier de fils et son étonnement lorsqu'elle entend pour la première fois le curieux accent d'Amélie et de son frère. Jean Baptiste est heureux de revoir ses cousins, oncles et tantes qui demeurent pratiquement tous sur le Trieu. Et puis, il parle de son Entreprise et du soin particulier qu'il accorde à "l'ouvrage bien fait".
Quoique de courte durée, ce séjour aura des conséquences inattendues diverses. Antoine, alors âgé de 18 ans, décide de suivre son frère et de travailler sur ses chantiers. Il entraîne avec lui plusieurs ouvriers baséclois. Et puis, il y a Marie Thérèse et Hippolyte. Ils se sont vus, ils se sont plus, ils ont promis de se revoir.

ANNÉES 1862-1863
Tant et si bien que le 17 janvier 1862, Maître Léopold Joseph Delcourt, notaire à la résidence de Quevaucamps, rédige un acte en Brevet par lequel, Marie Aldegonde Buffe, veuve d'Antoine Daudergnies, déclare consentir au mariage de sa fille Marie Thérèse avec Hippolyte Passerieux.
A partir de cette date, et pendant une période de deux ans, divers événements vont se succéder à une cadence infernale, amenant tantôt la joie, tantôt la plus profonde tristesse.
Le 26 janvier 1862, Ferdinand Dauderni meurt à Calatayud (province de Saragosse) alors qu'il allait avoir cinq ans ; Le 24 février 1862, Marie Thérèse épouse Hippolyte à Calatayud ; Le 17 juin 1862, Aldegonde Buffe décède à Basècles ; Le 2 septembre 1862, Amélie Passerieux met au monde à Perpignan son troisième fils, Tobie ; Le 5 juin 1863, Jean Baptiste Passerieux voit le jour à Andujar (Andalousie), ses parrain et marraine : Jean Baptiste Dauderni et Amélie Passerieux ; Le 12 juillet 1863, Antoine Daudergnies, frère de Jean Baptiste et de Marie Thérèse meurt à Andujar ; En novembre 1863, Tobie Dauderni, âgé de 14 mois, décède à Andujar.
En mars 1863, Jean Baptiste s'associe avec Hippolyte pour la construction du premier chemin de fer andalou, la ligne de Manzanarès à Cordoue.
Ces différentes épreuves ont, bien entendu, marqué cette famille. Mais, quoi qu'il arrive, un chantier de construction ne s'arrête pas. Pourtant, quelque chose a changé ...

ACHAT DE SAINTE-EUGÉNIE EN 1864
Comme nous l'avons vu, Jean Baptiste a acquit une remarquable connaissance du métier et, son sens inné des affaires lui a permis de réaliser de considérables bénéfices.
En 1864, il songe à la construction d'une demeure pour qu'Amélie ait une vie plus sédentaire et puisse ainsi se consacrer à l'éducation de leur fils César.
Il existe sur les communes de Toulouges, de Perpignan et du Soler, un vaste domaine viticole appelé de Sainte-Eugénie. Dès la première visite, Jean Baptiste et Amélie éprouvent une véritable attirance pour ce lieu merveilleux là, où les rumeurs cuivrées des cigales se mélangent aux agréables senteurs d'herbes de toutes sortes.
La propriété est divisée en deux parties, l'une appartenant à Monsieur Edouard Guiter, l'autre à Madame Prax-Guiter, sa soeur.
"Le 2 septembre 1864, Monsieur Edouard Guiter, propriétaire et négociant domicilié et demeurant à Perpignan, cède à Monsieur Jean Baptiste Dauderni, entrepreneur, originaire de Belgique et à Madame Amélie Passerieux, sa femme, originaire de Narbonne, demeurant actuellement en Andalousie (Espagne), un domaine en propriété rurale, appelé de Sainte Eugénie, formant la moitié du grand domaine de ce nom. Cette propriété consiste en bâtiments d'habitations et d'exploitations et en 78 hectares de terres labourables, en grande partie arrosablesables, de jardins, d'une cave, de prairies, vignes, olivets, bois, rives, bordures d'arbres, pâtures et graviers, de deux fontaines, dont l'une avec abreuvoir qui est celle-ci la propriété commune à Monsieur Guiter et à Madame Prax, sa soeur. Son également compris dans la vente les immeubles et dépendances dont il n'est pas fait ici plus amples descriptions à la demande des acquéreurs qui déclarent parfaitement connaître le domaine pour l'avoir parcouru et visité en détail. Le prix de vente a été convenu et fixé à la somme de 160.000 francs que Monsieur Edouard Guiter reconnaît et déclare avoir reçu de Monsieur et Madame Dauderni en monnaie d'or et d'argent, le tout comptant, à la vue des notaires, dont quittance" (Acte passé devant le notaire Boluix, à Perpignan).
Dès l'acquisition de cette propriété, Jean Baptiste fait bâtir un château à quelques mètres de la route nationale 116 qui relie Perpignan à la frontière espagnole. Avec sa façade richement sculptée, cette demeure prestigieuse, construite sur quatre étages, attire l'attention du voyageur. Il y a d'abord une horloge qui culmine au sommet de la façade, elle est l'organisatrice de la vie du domaine. En dessous, deux bas-reliefs sculptés flanquent la fenêtre médiane du second étage. Celui que l'on voit à gauche de la fenêtre représente un convoi ferroviaire s'engouffrant dans un tunnel. A l'avant-plan, l'entrepreneur, accompagné d'un jeune garçon contemple son oeuvre achevée. La scène évoquée par le bas-relief de droite est relative à un percement de tunnel en cours. Sous le regard de l'ingénieur dirigeant le chantier, quelques ouvriers amorcent la galerie tandis que d'autres préparent les abords.
Surplombant la majestueuse porte d'entrée et le perron, deux nymphes, toutes dévouées au domaine, arborent grappes et épis dans un décor d'arabesques et de volutes. Et puis, il y a ce hall immense, passage obligé, menant aux salons et aux étages.
Voici seize ans que Jean Baptiste a quitté Basècles et rares sont les occasions qu'il a de revoir son village, distant d'un bon millier de kilomètres. Alors, il pense au marbre noir, unique richesse de cette terre qui a vu naître tous ses ancêtres.
Cent cinquante mètres carrés de dalles noires sont commandées et acheminées jusqu'au Soler. Une équipe de paveurs baséclois accompagnent le convoi et réalisent le placement sur toute la surface du hall d'entrée. A la vue de ce dallage, soigneusement disposé, Jean Baptiste est envahi d'une agréable et profonde émotion. Là, sous ses pieds, c'est un peu de sa terre natale qu'il ne se lasse de fouler. Outre la brillance et la beauté, ce sol dégage une plaisante et douce fraîcheur très appréciée au plus fort de l'été, lorsque le soleil dispense ses fortes chaleurs.
C'est donc là, sur cette riche terre catalane que s'établit la famille Dauderni. La propriété est confiée à Amand Saint-Ellier, qui devient le régisseur. Cet homme est le cousin d'Amélie Passerieux, fils d'Henri Saint-Ellier et de Eulalie-Bonaventure de Cours. Ils sont tous domiciliés à Sainte Eugénie.
La viticulture est la principale activité du domaine. Certaines parcelles sont néanmoins réservées aux cultures vivrières. L'exploitant récolte les légumes et les fruits nécessaires pour l'alimentation des familles demeurant dans la propriété mais encore le fourrage et l'avoine destinés à l'entretien des bêtes de trait ou de somme. Le climat exceptionnel régnant dans cette région permet deux récoltes par an sur un même champ. Moissonnés en juin, les épis d'avoine font généralement place au maïs qui dispose encore d'un laps de temps suffisant pour mûrir avant la saison froide. Lorsque viennent les vendanges, commence le travail de vinification. Les raisins sont acheminés au fur et à mesure dans les caves où sont alignés les foudres et cuves de diverses contenances. Là, on les foule avec les pieds ou avec un fouloir mécanique actionné à la main. Les raisins foulés ainsi que le moût sont ensuite introduits dans les foudres ou dans les cuves par l'intermédiaire d'une trémie. Ce n'est qu'après la période de fermentation et les opérations de pressurage que le vin est mis en barrique.
Toujours très pris par ses travaux en Espagne, Jean Baptiste ne fait que superviser l'exploitation du Soler, s'en remettant au savoir-faire de son intendant.
En 1866, la construction du chemin de fer andalou (Ligne Manzanarès-Cordoue) s'achève. La Société Dauderni-Passerieux, qui a mené à son terme cet ouvrage, rentre en France avec de plantureux bénéfices. Hippolyte et Marie Thérèse se découvrent une passion pour la vigne. Sur les conseils de Jean Baptiste, ils acquièrent de magnifiques vignobles formant le domaine de Lestagnière, situé dans la commune de Cazilhac dans l'Aude. C'est là, dans les premiers jours de novembre 1866, qu'ils s'installent avec leurs deux enfants, Jean Baptiste et Amélie (Jean Baptiste né à Andujar, Espagne le 05.06.1863 - Amélie née à Perpignan le 01.02.1865. Trois autres naîtront à Cazilhac ; Joseph le 13.03.1867 - Aurélie le 08.05.1869 - Aldegonde le 04.05.1873)
Confiée à Amand de Saint-Ellier, l'exploitation de Sainte Eugénie est une réussite. Les deux premières vendanges ont été exceptionnelles, la récolte annuelle s'élevant à 750 hectolitres, le rendement est plus que satisfaisant pour la région. Emballé par ce résultat, Jean Baptiste décide d'iinvestir dans de nouveaux vignobles. Il apprend qu'à quelques lieues de Cazilhac, le baron de Blomac vend son domaine. Et quel domaine ! Jean Baptiste l'achète. Voici quelques extraits de cet acte passé pardevant Maître Vergues, notaire à Carcassonne.
"Est comparu Monsieur Adélaïde Louis Edmond de Rolland, Baron de Blomac, propriétaire domicilié à Carcassonne. Lequel fait, par le présent, vente pure, simple et irrévocable en faveur de Monsieur Jean Baptiste Dauderni, propriétaire domicilié à Perpignan (Pyrénées-Orientales) à ce présent et acceptant : Un domaine dit de Blomac, situé dans la commune de ce nom, canton de Peyriac-Minervois, arrondissement de Carcassonne, composé d'un beau château, vastes bâtiments ruraux et d'exploitations, distilleries, cave, écuries, remises, parc, jardin potager, aire, terres labourables, près, vignes, rivages et toutes autres appartenances et dépendances d'une contenance approximative de deux cent quatre hectares. Monsieur Dauderni a pris possession des dits immeubles le vingt-un novembre courant. La vente est faite moyennant le prix de six cents mille francs. Dont acte. Fait et lu aux comparants à Carcassonne en l'Etude du dit Maître Vergues. L'an mil huit cent soixante-six, le vingt-six novembre." Suivent les signatures.
Voici donc Jean Baptiste Dauderni propriétaire d'un vaste domaine viticole de deux cent quatre hectares qui s'étend sur les coteaux du sud Minervois. Situés à proximité du Canal du Midi, le château et le parc sont remarquablement entretenus. L'eau de la prise du Canal permet de tenir le bassin constamment plein et d'arroser les fleurs du grand ovale de la cour d'entrée et des trois grandes corbeilles en avant de la terrasse sud, ainsi que toutes les prairies.
La terrasse s'orne à la belle saison d'une vingtaine d'orangers et de pamplemousses en vases. Le grand bassin, complètement entouré d'un grillage, comporte une île. Celle-ci, reliée au bord sud par un pont rustique, sert de domicile aux cygnes qui y ont une installation pour y nicher chaque année. Cette île est plantée d'arbustes divers et de quatre magnifiques mélèzes qui donnent au parc une parure d'été. Les racines forment tout autour de l'île une sorte de rempart semblable à celui formé par les palétuviers dans les rivières tropicales (Renseignements recueillis par M. de Thélin père, propriétaire du domaine de Blomac, auprès du Général Passerieux, neveu de Jean Baptiste).
Comme pour le mas de Sainte-Eugénie, Jean Baptiste confie la terre de Blomac à un régisseur, Ambroise Amand Cours, oncle maternel d'Amélie Passerieux, qui s'installe au château. Il dirige l'exploitation de main de maître, veillant aux intérêts de son patron souvent absent. Les archives de Blomac nous en donnent confirmation. En 1868, lors d'une réunion pour l'entretien des chemins, le Conseil municipale convoque les huit plus imposés de la commune. Dans l'impossibilité d'y assister, Jean Baptiste Dauderni y est représenté par Ambroise Cours qui signe le procès-verbal en ajoutant la mention : Fondé de pouvoirs de Monsieur Dauderni". Quoi de mieux pour être introduit au Conseil municipal... Le 20 décembre de la même année, Ambroise Cours est nommé Conseiller et prête serment à l'Empereur (Archives consultées à la mairie de Blomac).
Infatigable voyageur, Jean Baptiste peut difficilement se consacrer à la vie locale. Néanmoins, après la défaite de 1870 et après la période troublée de la chute du Second Empire, il fera son entrée au Conseil municipal. Il sera élu en 1874, en 1878 et en 1881.
En 1867, Madame Angélique Guiter, épouse de Joseph Prax, met en vente la seconde partie de Sainte-Eugénie. Jean Baptiste fait part de son intérêt et déclare accepter les conditions de vente. Le 19 septembre 1867, après la signature de l'acte, Jean Baptiste Dauderni devient l'unique propriétaire du vaste domaine de Sainte-Eugénie.
"Pardevant Maître Henri Boluix et son collègue, notaires à Perpignan a comparu madame Angélique Guiter, propriétaire, domiciliée et demeurant à la métairie de Sainte-Eugénie, territoire du Soler ... laquelle, par le présent, a vendu à titre irrévocable et à perpétuité, sous toute garantie de droit à Monsieur Jean Baptiste Dauderni, entrepreneur, propriétaire, demeurant et domicilié au château de Sainte-Eugénie, territoire du Soler, ici présent et acceptant : Un domaine composé de maisons d'habitation pour le maître, le fermier ou le colon, de bâtiments d'exploitation pour le maître, le fermier ou le colon, de bâtiments d'exploitation, de caves, de moulin à huile et de moulin à farine, d'usine à soufre et de chute d'eau, de chapelle en ruine, de réservoirs et de terres arrosables et non arrosables, en nature de champs, prairies naturelles et artificielles, jardin, vignes, olivets, bois pâtures et aires d'une contenance d'environ cinquante sept hectares situés au territoire du Soler et en petite partie au territoire de Toulouges. Ce domaine appelé de Sainte-Eugénie forme la restante moitié du grand domaine de ce nom, situé au territoire de Toulouges, de Perpignan, canton Est de cette ville, au territoire du Soler, canton de Millas, dont la première moitié appartenant à Monsieur Edouard Guiter, frère de la dame comparante, a été acquise de ce dernier par le dit Monsieur Dauderni aux termes d'un acte passé devant le dit Maître Boluix soussigné le deux septembre mille huit cent soixante quatre ... Le prix de la vente a été fixé à la somme de cent soixante mille francs que Monsieur Dauderni promet et s'oblige à payer à Madame Prax en numéraire d'argent et pas autrement".
Voici quarante ans que Sainte-Eugénie n'avait eu de propriétaire unique. Son morcellement remontait à 1828, lors de la succession d'Antoine Guiter, père des derniers vendeurs.
Jean Baptiste est maintenant à la tête des 135 hectares qui forment le domaine. Depuis son arrivée au Soler, il aime sillonner les rues du village et s'intéresser à ses habitants, embauchant des personnes en quête d'ouvrage tantôt pour le domaine, tantôt pour ses lointains chantiers. Le dimanche, la famille Dauderni se rend à l'église du Soler, pour participer à la grand messe. Conduits par leur cocher, ils y viennent en voiture hippomobile à quatre roues et à ressorts. C'est un véritable spectacle, plein de charmes, qui attire les regards de nombreuses personnes parfois venues spécialement pour assister à l'arrivée et au départ des maîtres du Mas de Sainte-Eugénie.
Lorsque l'occasion lui est donnée, Jean Baptiste sait être généreux. Sollicité un jour par un de ses employés, membre de l'orchestre dominical, il prend à sa charge toutes les dépenses qu'entraînent la création et le fonctionnement d'une école de musique. Il s'attire ainsi la sympathie de la population car au Soler, la musique fait partie de la vie de la cité. Hormis la période du carême, des bals se déroulent chaque dimanche sur la place de la mairie. De plus, des "coblas" (en Catalan, une cobla se compose de six musiciens pourvus des instruments suivants : deux tenores, deux primes, un cornet à pistons et une masse métallique. Précisons que la tenora et la prima (instruments typiquement catalans) sont des instruments de musique à vent et à anche double comme le hautbois, la tenora dont le tube est long, produit des sons graves et la prima a un tube court et donne des sons aigus.) se réunissent pour des "festes majors" célébrées la première en hiver, les 7 et 8 janvier, la seconde en été, les 4 et 5 août ainsi pour la fête du Rosaire de mai et la fête de l'Ascension. Autant de festivités qui n'existeraient pas sans ces formations musicales.
Voyons le déroulement d'une de ces festivités. Elle débute par un "passada de vila" (Terme catalan désignant un petit défilé) qui a lieu aussitôt après le repas du soir et au cours duquel la "cobla" joue des marches dans les rues principales. Le lendemain, après le "ball d'ofici" (bal du matin faisant suite à l'office religieux), des concerts se donnent dans tous les cafés du village, ensuite la "cobla" et les membres du comité directeur se dirigent en chariots vers le Mas de Sainte-Eugénie pour la visite traditionnelle, en musique, au maître de ce lieu afin de lui témoigner la sympathie de la population solérienne. Après cette halte bien arrosée, la "cobla", guidée par ses dirigeants, regagne définitivement l'agglomération et parcourt les rues du village pour l'exécution, à titre onéreux, des sérénades commandées par certains jeunes gens à l'intention de leur dulcinée. Après le bal de l'après-midi, des concerts nocturnes éclatent dans les cafés de la localité drainant, jusque bien tard dans la nuit, la presque totalité des habitants.
Les Soleriens sont friands de fêtes et de musique. La fête nationale est l'une des plus animées avec sa retraite aux flambeaux et ses nombreux bals publics où règne une extraordinaire exaltation. Là, dès la tombée de la nuit, des feux de Bengale multicolores sont allumés dans un décor de guirlandes, de drapeaux et de lanternes vénitiennes. Au rythme de la musique, les gens s'amusent jusqu'au feu d'artifice final qui, tiré très haut dans le ciel, éclaire la prestigieuse demeure de l'hôte.
Eternel voyageur, Jean Baptiste n'a guère envie de s'arrêter. A la fin de l'année 1870, alors que s'achève l'important chantier de la ligne Saragosse-Alicante, il est sollicité par la Société de Construction des Batignolles, établie à Paris, pour des travaux de chemins de fer en Roumanie. De 1871 et jusqu'au début de l'année 1873, l'Entreprise Dauderni s'expatrie à l'est reliant Stalina à Pitesti suivant un marché à forfait. Comme par le passé, Jean Baptiste emmène avec lui une fidèle équipe de terrassiers et de maçons, tous rodés à ce genre d'ouvrage. On y trouve quelques Solériens ainsi que des Baséclois parmi lesquels : Emile Cocu, Remy Daudergnies, Jean Philippe et Jules Place, Désiré Polet, Antoine Autem, ... Ces deux derniers décèderont loin des leurs. Antoine Autem était né à Wadelincourt en 1840. Afin de perpétuer sa mémoire, la famille disposa, dans la muraille extérieure de l'église paroissiale, une pierre portant l'inscription : "Croix sainte, loin d'ici, sur la terre étrangère, sous ton ombre je repose et j'espère. Priez pour Antoine Autem, né à Wadelincourt en 1840 et décédé pieusement à Kraïova en Roumanie, le 15 août 1873, regretté de ses nombreux amis. Veillez et priez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure de votre mort. R.I.P. " (Histoire de Basècles par Joseph Gorlia, pp.130-132).
Cette expérience roumaine ne fera que confirmer le savoir-faire de notre entrepreneur comme en témoigne un certificat établi à Paris le 14 mars 1876. Monsieur Lemaire, administrateur de la Société des Batignolles, écrit : "Monsieur Dauderni a rempli tous ses engagements à l'égard de la Société, le règlement définitif des comptes a été soldé et Monsieur Dauderni est définitivement libéré de tous engagements quelconques relatifs à cette entreprise". Plus loin, le même Lemaire se plaît à reconnaître que : "Monsieur Dauderni a conduit ses travaux avec une activité et une grande conscience."
De retour en Espagne, il attaque la ligne directe Madrid-Ciudad Real longue de 170 kilomètres. Elle sera exécutée en 13 mois avant même l'expiration du délai stipulé dans le contrat.
En fait, voyons comment se déroule la construction d'un chemin de fer. Lorsqu'un tracé de voie ferrée est déterminé, l'ingénieur, maître de l'ouvrage, répartit les différents travaux à effectuer entre un certain nombre d'entrepreneurs qui se chargent de recruter la main d'oeuvre nécessaire. Ces constructeurs de chemin de fer commandent ainsi de véritables légions d'ouvriers de nationalités diverses.
D'immenses camps sont alors installés entre deux bourgs, en pleine nature, la vie est comparable à celle des bivouacs et tout ressemble à une armée en campagne. La soupe matinale avalée, chaque corps de métier regagne son chantier en chantant. Ainsi furent créés les chants du chemin de fer, les chants des pionniers. C'est toujours ainsi, l'homme qui crée chante comme il respire.
Tout le monde en place, les rouages de l'énorme entreprise se mettant en mouvement. Derrière les débroussailleurs et les bûcherons, qui forment l'avant-garde, viennent les artificiers et les terrassiers et le long carrousel des attelages transportant les terres de déblais pour sapeurs. Enfin, derrière on trouve les maçons qui montent les murs de soutènement et construisent les ponceaux, les ponts, les viaducs.
Mais revenons à ce chantier de Madrid-Ciudad Real comprenant de nombreux tunnels pouvant ralentir l'avancée des travaux. Il n'en sera rien car Jean Baptiste est passé maître dans ce genre de réalisation. L'habileté et l'expérience acquisent au cours de son passé de voyageur, l'amène à utiliser de nouveaux modes de construction.
Sa technique consiste à percer le souterrain de haut en bas, de la voûte vers le radier. Pour ce faire, une galerie supérieure, à hauteur de la clé de voûte est avancée, elle est descendue jusqu'au niveau de la naissance de l'arc en plein cintre. Des boisages disposés en éventail soutiennent la partie excavée tout en maintenant un passage suffisant pour y faire circuler les wagonnets transporteurs des déblais. Une coordination étroite des terrassiers et des maçons est indispensable pour ériger, en temps opportun, les maçonneries avant de poursuivre le creusement de la galerie.
Cette méthode de percement sera reconnue comme très efficace et très vite elle sera qualifiée de méthode dite "belge".
Il est vrai que le percement de tunnel constitue une tâche délicate, bien plus périlleuse que l'édification des ponts. A une époque où les moyens d'éclairage se limitent à des chandelles et à de simples lampes à huile et où l'outillage mécanique reste rudimentaire, nous pouvons imaginer le travail pénible des ouvriers appelés à oeuvrer sous terre. Imaginons les visages sombres, peinant dans une chaleur moite et malsaine. Imaginons aussi le vacarme assourdissant des marteaux et des pioches, le raclement des pelles et le grondement des wagonnets évacuant les terres. Tâche particulièrement dangereuse et insalubre pour ces hommes du rail. Aussi, n'est-il pas rare de voir cette armée de terrassiers, pontonniers, maçons et mineurs, décimée par les accidents et la maladie.
Après vingt cinq années de durs labeurs sur cette terre ibérique, dressant remblais et perçant tunnels, Jean Baptiste Dauderni a contribué à la construction de la presque totalité du réseau ferroviaire espagnol. Son entreprise s'est distinguée dans l'établissement des lignes : Perpignan-Barcelone, Madrid-Saragosse, Manzanarès-Cordoue, Saragosse-Alicante, Madrid-Ciudad Real, etc...
Les plus hautes autorités de l'Etat reconnaissent en lui le bienfaiteur de la nation dont les oeuvres gigantesques et délicates dans leur réalisation, favorisent le développement du pays. En ce temps-là, il est traditionnel de remercier un industriel ou un banquier en lui conférant une décoration.
Le 12 avril 1875, répondant à la demande du Ministre d'Etat, chargé des travaux publics, le roi d'Espagne Alphonse XII signe un arrêté accordant la Croix de Chevalier de l'Ordre de Charles III à Jean Baptiste Dauderni ..." qui a rendu des services importants dans la construction des chemins de fer espagnols".
Le 11 novembre 1878, le même roi Alphonse XII l'honore à nouveau en le faisant Commandeur de l'Ordre d'Isabelle la Catholique.
Très sensible aux honneurs qui lui sont témoignés, Jean Baptiste arborera ses distinctions et les fera dorénavant figurer dans tous les actes officiels.
Les honneurs n'ont toutefois pas changé l'homme simple et généreux. De nombreux témoignages, perpétués par la tradition orale en font foi. Lié d'une d'une profonde amitié avec Dominique Saussez, curé de la paroisse qui l'hébergeait lors de ses retours à Basècles, Jean Baptiste offre un magnifique maître-autel en marbre blanc. L'abbé Gorlia (Histoire de Basècles, p.229) en donne la description : "Le maître-autel, don de J.B. Daudergnies, est en marbre de Gênes, mis en relief par un fond de marbre noir ; il est soutenu par quatre colonnes et surmonté d'un retable formé d'arcades. De chaque côté, un ange-adorateur repose sur une colonne en marbre, portant l'inscription : donavit Adhémar Albot, 1896".
Nous pouvons regretter la transformation de cet autel intervenue en 1965, lors de travaux de restauration et qui vit disparaître les arcades supérieures, dénaturant ainsi l'ensemble original.
En commençant par un rapide point d'histoire, parlons maintenant des habitantes du clocher paroissial. Après la construction de l'église en 1781, Jean Théodore Barbieux, fondeur tournaisien, livre et installe trois nouvelles cloches. Malheureusement, la Révolution française survient quelques années plus tard amenant ses cortèges de pilleurs en tout genre et notre population impuissante doit assister à l'enlèvement de deux de ses cloches.
Il faudra attendre 90 ans pour que, grâce à la générosité de Jean Baptiste Daudergnies, le clocher retrouve sa résonance primitive. C'est en 1876 qu'il offre à la communauté basécloise deux nouvelles cloches sur lesquelles on lit :
Sur la grosse :
Loué soit Jésus-Christ
Je m'appelle Amélie Henri
Parrain J.-B. Dauderni, qui m'a donnée à l'église de Saint-Martin marraine Amélie Passerieux, son épouse, de Ste-Eugènie près Perpignan Henri est leur fils chéri, 1876. Me fudit Lovanii Severinus Van Aerschoot.

Sur la petite :
Vierge Marie, priez pour nous.
Je m'appelle Marie Aldegonde.
Parrain Hippolyte Passerieux, propriétaire à Lestagnière ; marraine Marie Dauderni, son épouse et digne soeur de J.-B. qui m'a donnée à l'église de Saint-Martin. Aldegonde Buffe était leur mère. Me fudit Lovanii Severinus Van Aerschoot.

Ces dernières connaîtront le sort des précédentes, elles seront enlevées et pillées par l'occupant allemand les 10 et 11 août 1943.
En 1883, l'architecte baséclois Charles Vincent dessine les plans du château. Le 7 janvier 1884, Jean Baptiste Daudergnies achète des terrains communaux afin d'annexer un parc à sa propriété. Au bas de l'acte figurent les signatures suivantes : Jean Baptiste Daudergnies, adjudicataire ; Etienne Clément, bourgmestre ; Louis Bleu, membre du Collège ; Louis Mauroy, receveur communal ; Florimond Durieu, notaire ; Jean Baptiste Marichal et Victor Chevalier, gardes-champêtres.
C'est vers 1883 que, par les architectes Carpentier et Vincent, il fait bâtir un château à l'emplacement de la maison paternelle. Cette demeure princière est inaugurée en 1885 en présence des autorités du village : Etienne Clément, bourgmestre, François Danhaive, échevin, ainsi que tous ses amis d'enfance. Les festivités s'étalent sur plusieurs jours et de nombreux fûts sont mis en perce. Chaque soir, d'éblouissants feux d'artifices illuminent le ciel de Basècles.
Le château Daudergnies et Jean Baptiste Daudergnies
En février 1886, Ferdinand de Lesseps, diplomate français, instigateur du canal de Suez, rend visite à Daudergnies et lui propose de poursuivre les travaux du canal de Panama. Jean Baptiste refuse, il dira même à une tante : J'nai pu dangé d'iords ...
Mais Clemenceau, alors ministre, ne désarme pas ; il envoie, pour la seconde fois à Basècles, F. de Lesseps qui réussit à lui amener Daudergnies à Lille pour un entretien. L'offre est alléchante : un million de francs-or et la Légion d'honneur en échange du départ pour l'Amérique.
Le 22 mars 1886, il fait ses adieux à ses parents et amis. Ce soir-là, son carrosse parcourt une dernière fois les rues du village et tous les Baséclois sont sortis pour saluer leur ami avant son départ pour le nouveau monde. Accompagné de son ingénieur, Monsieur Tabary, et de quelques ouvriers baséclois, Jean Baptiste Daudergnies embarque quelques jours plus tard pour Panama.
Le 15 avril, ils arrivent aux Amériques. Le lendemain, atteint de troubles bizarres, Jean Baptiste agonise, il pousse des cris épouvantables, il a la tête en feu. Après trois jours d'atroces souffrances, il meurt à l'hôtel de Colon.
Personne n'a jamais pu déterminer les circonstances exactes de sa mort.
Est-ce la fièvre jaune, qui faisait à cette époque de nombreuses victimes sur la terre colombienne, une insolation ou encore un empoisonnement ?...
N'oublions pas que Daudergnies avait engagé toute sa fortune dans ces travaux. Pour ses compagnons de retour au village, cette mort mystérieuse était un assassinat. Le 24 avril 1886, un service religieux fut célébré en l'église paroissiale. Les jours suivants, le château fut pillé : une partie du mobilier, de la bibliothèque et de la vaisselle, disparut ainsi qu'une importante somme d'argent. Des personnes furent aperçues s'échappant dans la nuit avec des catoires remplies d'or. Cette fortune ne devait jamais être retrouvée. La famille Daudergnies fut encore éprouvée dans l'année qui suivit. Le 24 juillet 1887, César, fils de Jean Baptiste, mourut d'un accident sur un champ de foire.


COMPTE RENDU
BASECLES REND HOMMAGE A JEAN BAPTISTE DAUDERGNIES

Samedi 20 avril 1991, le village de Basècles était en effervescence. Peu avant 15 heures, des curieux convergeaient vers une petite rue sans nom dont l'entrée était barrée d'un ruban tricolore. L'angle du pignon de la maison toute proche était orné d'un drapeau belge.
Venus de France, des descendants de l'illustre Baséclois, accompagnées de Pierre-André Delforge, précédaient de peu le bourgmestre Edouard Dufrasnes emmenant les membres du Conseil communal et du C.P.A.S.
Madame le Consul de France coupa le ruban. Le bourgmestre dévoila ensuite la plaque après quoi le cortège remonta la rue jusqu'au château Daudergnies.
Tout cela aux accents de la musique interprétée par la Royale Harmonie de Basècles.
Famille et autorités prirent la pose devant l'imposante demeure. Le temps de prendre quelques clichés et chacun se retrouvait à l'ancienne maison communale pour les discours d'usage.
Ce fut d'abord Pierre-André Delforge, initiateur de cette belle journée, qui prit la parole :
"Madame le Consul de France,
Monsieur le Bourgmestre,
Monsieur le Secrétaire communal,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil communal et du Conseil du C.P.A.S.,
Mesdames et Messieurs les descendants de la famille Daudergnies et de la famille Passerieux,
Mesdames et Messieurs,
Le 26 août 1882, un Décret du Président de la République française nommait Jean Baptiste Daudergnies, Chevalier de l'Ordre national de la Légion d'Honneur. Le motif invoqué ; services exceptionnels rendus dans la construction des chemins de fer internationaux.

Monsieur le Bourgmestre,
Vous venez, avec votre Collège, d'inaugurer officiellement la rue Jean Baptiste Daudergnies. Je tiens, en tant que passionné par l'histoire locale de mon village, à vous remercier sincèrement pour l'accueil que vous avez réservé à ma demande d'inauguration. Connaissant l'intérêt que vous portez à notre histoire, je savais que vous feriez tout ce qu'il serait possible pour mener à bien la manifestation que nous vivons aujourd'hui.
Avant de répondre à votre demande et de vous parler de Jean Baptiste, je ferai un bref historique de cette rue et de sa nouvelle dénomination, en commençant par citer un extrait de l'Histoire de Basècles, de Joseph Gorlia. En 1938, il écrivait au sujet de la Place de la Victoire : "Elle résulte de l'aménagement d'une partie de l'ancien Trieu des Préaux. Elle est enserrée entre trois chemins et traversée par deux autres, séparant les groupes de maisons nouvellement construites, et tout cela s'appelle Place de la Victoire. On supprimerait les ennuis qui en résultent en donnant à chacun de ces chemins un nom particulier, et on pourrait en donner un également au chemin du château (pourquoi pas "chemin Daudergnies"?)"
Hélas, de nombreuses années sont nécessaires pour un pareil changement. Quarante-cinq ans plus tard, en 1983, lors de la publication du livre Le Villaige de Basecque, j'ai repris cette idée, ayant appris que la fusion des communes amènerait des changements dans la dénomination de certaines rues de notre village. Ce souhait a été retenu par le Conseil communal le 1er octobre 1985, et c'est ce même Conseil qui marquera son accord définitif le 1er mars 1986. La rue existait donc tout juste sept semaines avant le centenaire de la mort de Jean Baptiste Daudergnies, décédé à Panama le 27 avril 1886.

Mais ! Qui était Jean Baptiste Daudergnies ?
Il est issu d'une très vieille famille déjà connue dans notre village en 1614. A cette époque, Adrien Daudergnies est cité parmi les propriétaires. Son fils Pierre et son petit-fils Georges deviendront mayeurs.
Jean Baptiste est l'aîné des sept enfants d'Antoine Daudergnies et d'Aldegonde Buffe. Il voit le jour le 11 janvier 1837 dans une petite maison située au fond du Trieu des Préaux.
On connaît assez peu de chose sur son enfance. Néanmoins, c'est très jeune que s'engage pour lui la vie professionnelle. Il travaillera plusieurs années comme ouvrier-chaufournier aux Etablissements Sacqueleu que dirige Auguste Bernard, grand-père de Monsieur Carlos Bernard, notre dernier maître de carrières, ici présent avec son épouse.
Jean Baptiste est une véritable force de la nature et il ne rechigne pas à l'ouvrage. Il rêve de fortune et d'aventures. Vers 1852, il quitte Basècles. En 1856, on le retrouve dans la région de Narbonne, le 2 août, il épouse Amélie Passerieux, fille d'un agent des douanes. De cette union naîtront trois fils : Ferdinand, César, Tobie. Le premier et le troisième décèderont en bas âge.
A cette époque, les Sociétés de chemins de fer sont en pleine expansion et la plupart des réseaux se créent. Le travail ne manque donc pas et Jean Baptiste Daudergnies introduit ses premières soumissions de terrassements. Travaux qu'il mène à bien et achève dans les délais impartis. L'Entreprise Daudergnies est ainsi créée.
Rapidement, il entreprend des travaux plus importants, comme le percement de tunnels. Et, là aussi il se distingue en mettant au point une nouvelle technique qui consiste à creuser une petite galerie supérieure et à percer le tunnel du haut vers le bas, de la voûte vers le sol. Cette méthode de percement fera ensuite de nombreux adeptes parmi les gens de métier, et ce dans de nombreux pays. Elle sera qualifiée de méthode dite "belge". Son inventeur Jean Baptiste Daudergnies !
Entre 1860 et 1870, il exécutera de grands travaux en Roumanie (ligne reliant Stalina-Pitesci), le premier chemin de fer andalou, la ligne de Madrid à Ciudad Real (170 km exécutés en 13 mois), au Portugal (les deux premières jetées du port de Porto et la ligne de Beira Alta, du km 78 au km 102, soit 123 km comprenant plusieurs viaducs et tunnels - d'une exécution difficile de par la nature du sol - ce travail a nécessité 2.750.000 m3 de terrassements et 100.000 m3 de maçonneries de toute nature. Ce travail sera effectué en 15 mois).
La fortune envisagée par notre homme au départ de Basècles est au rendez-vous. En 1865, il acquiert le mas de Sainte Eugénie, à Soler, près de Perpignan et y bâtit une magnifique demeure. Basècles est toujours très proche car dans ce château, que j'ai personnellement visité, on peut aujourd'hui encore admirer le magnifique dallage du hall en marbre noir, le Soler est à 1.100 km de chez nous. Essayez d'imaginer le transport de notre célèbre pierre à cette époque.
En 1866, Jean Baptiste Daudergnies achète le château et le domaine de Blomac, dans la région de Béziers, qui compte 204 hectares de terres et de vignobles. Les retours à Basècles existent pourtant et font souvent l'objet de véritables réjouissances. On peut évoquer les dons faits à l'église, l'organisation des premiers voyages scolaires (à Tournai), le cadeau du livre de messe aux jeunes communiants, l'ouverture d'un livret d'épargne aux élèves terminant leurs études ... Autant de signes qui témoignent de son attachement à Basècles.
C'est un véritable philanthrope et beaucoup de ses contemporains bénéficièrent de ses libéralités. Il faut dire que la terre natale l'attire de plus en plus et, en 1881 alors qu'il vient de perdre son épouse âgée de cinquante ans, il décide d'édifier un château à l'emplacement de la maison paternelle. C'est pour cela qu'il rachète toutes les maisons situées à proximité afin d'avoir l'espace suffisant pour réaliser ce projet. Il demande aux architectes Carpentier et Vincent d'établir les plans.
En mars 1882, l'Entreprise Daudergnies est en Belgique pour le percement du tunnel de Godarville, sur le canal Bruxelles-Charleroi. Le Ministère belge des Travaux publics fait appel au savoir-faire de Daudergnies car le souterrain doit traverser des terrains sablonneux entrecoupés de sources. Ce travail mené à bien sera inauguré en 1885. (En quelques chiffres, ce tunnel mesure plus d'un kilomètre de long, d'une hauteur de 9 mètres et d'une largeur de 8 mètres. Sa réalisation a nécessité l'évacuation de 120.000 m3 de sable et l'exécution de plus de 50.000 m3 de maçonnerie.) La Commission des Monuments et des Sites a classé cet ouvrage d'art, en juin 1978. Au cours des travaux de Godarville, Ferdinand de Lesseps, diplomate français, instigateur du canal de Corinthe, du canal de Suez et du canal inter-océanique de Panama rencontre Jean Baptiste. La renommée de son entreprise est grande et de Lesseps estime que Daudergnies pourrait résoudre bien des problèmes rencontrés sur la terre colombienne.
Une rencontre avec Georges Clemenceau aura lieu à Lille, suivie d'une visite du chantier de Godarville.
Jean Baptiste accepte le départ pour le nouveau monde. C'est le 22 mars 1886 qu'il quitte Basècles, après avoir salué parents et amis. Des ouvriers baséclois l'accompagnent dans cette expédition qui ne sera que de courte durée. Le lendemain de l'arrivée sur le continent américain, Jean Baptiste est pris d'atroces souffrances, il a la tête en feu. Le 24 avril 1886, il décède.
Dans son acte de décès, extrait des Registres tenus par la chancellerie du Consulat Général de France à Panama, on peut lire : "Acte de décès de DAUDERNI Jean Baptiste, Chevalier de l'Ordre national de la Légion d'Honneur, Commandeur de l'Ordre de Charles III, du Christ de Portugal, Entrepreneur de Travaux publics, demeurant à Panama au Grand Central Hôtel, place de la Cathédrale, ce jourd'hui 24 avril 1886 à cinq heures du matin, âgé de soixante ans, né à Basècles Hainaut en 1827."

La famille Daudergnies venait de perdre un père. La population de Soler, de Blomac, de Basècles venait de perdre un ami, un bienfaiteur et généreux avec tous. Les faits que je viens d'évoquer se déroulaient voici plus d'un siècle. Je suis particulièrement heureux d'avoir pu aujourd'hui avec vous honorer et perpétuer la mémoire de Jean Baptiste Daudergnies."

Puis, le bourgmestre, Edouard Dufrasnes, prononça son allocution :

"Mesdames, Messieurs,
Personne ne nous dira jamais quelles furent les images fugitives, figées à jamais dans le regard de Jean Baptiste Daudergnies, lorsqu'il ferma les yeux en ce petit matin du 24 avril 1886, si loin de son Basècles natal, sur cette terre inconnue et mystérieuse, où il venait à peine de débarquer à la conquête de nouveaux défis et de nouvelles passions !
La mort en effet n'avait pas permis à notre illustre concitoyen de découvrir ce fascinant "Nouveau Monde" où il se préparait pourtant à laisser de profondes et durables empreintes ; cet univers de légende qui aurait à coup sûr conservé pour des siècles, - taillées dans le roc, creusées dans l'argile, coulées dans le béton des pilastres ou le tablier de ponts gigantesques -, les traces indélébiles de ce bâtisseur de génie !
C'est l'image de cet homme, paupières closes à jamais, allongé dans la chambre anonyme d'un hôtel panaméen, indifférent désormais aux prodigieux progrès dont il a semé quelques graines à l'aube du vingtième siècle qui va naître, c'est cette image presque précise dans notre malhabile imaginaire ! que nous gardons du portrait fidèle que Pierre André Delforge vient de brosser pour nous à de très larges traits. Qu'il me soit donc permis, en préambule, de vous exprimer, cher Monsieur Delforge, tout à la fois nos compliments et notre vive gratitude pour avoir su si bien imprégner notre assemblée du souvenir coloré de notre auguste ancêtre !

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
L'éloquente compétence de l'historien local que nous venons d'applaudir me dispense d'entreprendre à mon tour, une longue rétrospective de la vie et de l'oeuvre de Jean Baptiste Daudergnies !
Il me reste cependant, en ma qualité de Premier magistrat municipal, la mission bien agréable de souhaiter une chaleureuse et cordiale bienvenue aux nombreuses personnalités qui ont bien voulu rehausser de leur présence l'éclat de cette manifestation d'hommage !
Je salue en particulier, les distingués descendants de la famille Daudergnies : Pierre, l'arrière-petit-fils venu de Bourges, Maurice, le cousin de Paris, Jacques Passerieux qui nous vient de Versailles, descendants de l'épouse de notre héros, de même que Robert Baldy, venu de Béziers et son neveu Robert, de Marseille : à chacun de vous, qui nous amenez un peu des senteurs et des accents de ce beau pays de France, si proche de nous et si cher à nos coeurs, je dis merci de votre présence et du caractère solennel encore qu'elle confère à cette journée historique ! Je n'oublie pas d'associer à cet hommage, notre concitoyenne, Madame Charlotte Pourbaix, qui n'est pas seulement l'une de mes plus aimables voisines ! mais qui est aussi très proche de la famille Daudergnies puisqu'elle accueille fidèlement Pierre et Maurice chaque année à Basècles, et qu'elle permet ainsi à notre commune, de privilégier avec eux, des liens solides d'amitié et d'estime réciproques !

Mesdames, Messieurs,
L'homme construit le plus souvent des châteaux en Espagne, que des chemins de fer en Andalousie ou des tunnels à Godarville ! Jean Baptiste Daudergnies en tout cas, n'était pas un rêveur, moins encore un touriste, lorsque à vingt-cinq ans à peine, il emmena son maigre baluchon vers le Sud, tournant résolument le dos à ce "villaige de Basèque" dont il n'emportait que de paisibles images !
Ni rêveur, ni touriste, mais solide gaillard, modelé dans la terre natale de maçons et des roctiers; rude travailleur comme tant d'autres, des labours gras et des carrières hostiles : mais avec, dans un coin de la tête, ce quelque chose en plus qui vous jette un jour sur les routes, puis sur les mers du monde, et avec, quelque part en soi, une soif inextinguible de savoir, puis de faire savoir ; un besoin de nouveau, puis de grand, puis d'absolu ...
Pourtant ni devant le faste des palais, à Narbonne ou à Perpignan, ni dans la Valachie roumaine, ni sur le territoire portugais, Jean Baptiste Daudergnies ne s'arrachera jamais à la terre ancestrale, et Pierre André Delforge nous a dit la joie truculente des retours et la chaleur de l'accueil, à chaque fois que l'enfant prodigue venait reposer le sac !
Il le reposa tant et si bien qu'il prit aussi le temps d'y construire un château, un peu comme l'on se ménage un toit pour la retraite ... si tant est qu'un "globe-trotter" puisse prétendre y goûter un jour !...
Et nous voici aujourd'hui, devant ce château-souvenir d'un homme et d'une vie d'exception ; château-symbole d'une destinée hors du commun, couvert de la patine de tout un siècle, ce siècle de tant et tant d'autres bâtisseurs audacieux et de progrès spectaculaires !
"Lorsqu'une oeuvre semble en avance sur son époque, disait Jean Cocteau, c'est simplement que son époque est en retard sur elle ..." Jean Baptiste Daudergnies aurait pu, assurément, inspirer cet aphorisme ! Et notre génial concitoyen ne serait sans doute pas peu fier aujourd'hui d'avoir légué à une postérité reconnaissante un si majestueux témoignage de son opulente réussite !
Sans doute serait-il fier aussi de voir son bon vieux village s'épanouir dans la belle et accueillante entité beloeilloise d'aujourd'hui. Et sans doute, enfin, serait il ravi que sa superbe demeure centenaire, jouxtant désormais une rue à son nom, rappelle à nos visiteurs - attirés toujours plus nombreux par les multiples richesses touristiques de la Cité princière et de nos campagnes qui en sont l'écrin - l'exceptionnel destin d'un citoyen baséclois, que nous sommes heureux et fiers d'honorer aujourd'hui !
Avec vous toutes et vous tous, qui m'avez fait l'amitié de votre attention, je tiens à redire aux descendants du grand homme que nous célébrons aujourd'hui, combien leur présence en nos murs nous honore et nous réjouit ! Comme votre ancêtre le fut au temps où la Belgique n'en était encore qu'à ses premiers balbutiements vous êtes et vous serez toujours chez vous, dans notre entité de Beloeil, et dans cette chaleureuse commune de Basècles en particulier, où, pour longtemps encore, flottera un parfum d'exotisme et de mystère, à l'ombre du château Daudergnies et dans cette rue baptisée désormais à sa vivante et auguste mémoire ! Je vous remercie."

Grâce à la magie de l'audio visuel, l'assistance entendit ensuite une évocation du destin fabuleux, racontée par Guy Lemaire. Après la remise des cadeaux, le bourgmestre invita l'assemblée à prendre le verre de l'amitié. Le public put alors à son aise commenter cette journée exceptionnelle et visiter une exposition de documents illustrant quelques aspects de la vie féconde du célèbre bâtisseur.

Bernard Duhant



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